La Guerre des Mondes

H.-G. Wells

1898


          Livre Premier—L’arrivée Des Marsiens

Personne n’aurait cru, dans les dernières années du dix-neuvième siècle, que les choses humaines fussent observées, de la façon la plus pénétrante et la plus attentive, par des intelligences supérieures aux intelligences humaines et cependant mortelles comme elles; que tandis que les hommes s’absorbaient dans leurs occupations, ils étaient examinés et étudiés d’aussi près peut-être qu’un savant peut étudier avec un microscope les créatures transitoires qui pullulent et se multiplient dans une goutte d’eau. Avec une suffisance infinie, les hommes allaient de ci de là par le monde, vaquant à leurs petites affaires, dans la sereine sécurité de leur empire sur la matière. Il est possible que, sous le microscope, les infusoires fassent de même. Personne ne donnait une pensée aux mondes plus anciens de l’espace comme sources de danger pour l’existence terrestre, ni ne songeait seulement à eux pour écarter l’idée de vie à leur surface comme impossible ou improbable. Il est curieux de se rappeler maintenant les habitudes mentales de ces jours lointains. Tout au plus les habitants de la Terre s’imaginaient-ils qu’il pouvait y avoir sur la planète Mars des êtres probablement inférieurs à eux, et disposés à faire bon accueil à une expédition missionnaire.Cependant, par delà le gouffre de l’espace, des esprits qui sont à nos esprits ce que les nôtres sont à ceux des bêtes qui périssent, des intellects vastes, calmes et impitoyables,considéraient cette terre avec des yeux envieux, dressaient lentement et sûrement leurs plans pour la conquête de notre monde. Et dans les premières années du vingtième siècle vint la grande désillusion.

La planète Mars, est-il besoin de le rappeler au lecteur, tourne autour du soleil à une distance moyenne de deux cent vingt-cinq millions de kilomètres, et la lumière et la chaleur qu’elle reçoit du soleil sont tout juste la moitié de ce que reçoit notre sphère. Si l’hypothèse des nébuleuses a quelque vérité, la planète Mars doit être plus vieille que la nôtre, et longtemps avant que cette terre se soit solidifiée, la vie à sa surface dut commencer son cours. Le fait que son volume est à peine un septième de celui de la terre doit avoir accéléré son refroidissement jusqu’à la température où la vie peut naître. Elle a de l’air et de l’eau et tout ce qui est nécessaire aux existences animées.

Pourtant l’homme est si vain et si aveuglé par sa vanité que jusqu’à la fin même du dix-neuvième siècle, aucun écrivain n’exprima l’idée que là-bas la vie intelligente, s’il en était une, avait pu se développer bien au delà des proportions humaines. Peu de gens même savaient que, puisque Mars est plus vieux que notre terre, avec à peine un quart de sa superficie et à une plus grande distance du soleil, il s’ensuit naturellement que cette planète est non seulement plus éloignée du commencement de la vie, mais aussi plus près de sa fin.

Le refroidissement séculaire qui doit quelque jour atteindre notre planète est déjà fort avancé chez notre voisin. Ses conditions physiques sont encore largement un mystère; mais dès maintenant nous savons que, même dans sa région équatoriale, la température de midi atteint à peine celle de nos plus froids hivers. Son atmosphère est plus atténuée que la nôtre, ses océans se sont resserrés jusqu’à ne plus couvrir qu’un tiers de sa surface et, suivant le cours de ses lentes saisons, de vastes amas de glace et de neige s’amoncellent et fondent à chacun de ses pôles, inondant périodiquement ses zones tempérées. Ce suprême état d’épuisement, qui est encore pour nous incroyablement lointain, est devenu pour les habitants de Mars un problème vital. La pression immédiate de la nécessité a stimulé leurs intelligences, développé leurs facultés et endurci leurs cœurs. Regardant à travers l’espace au moyen d’instruments et avec des intelligences tels que nous pouvons à peine les rêver, ils voient à sa plus proche distance, à cinquante-cinq millions de kilomètres d’eux vers le soleil, un matinal astre d’espoir, notre propre planète, plus chaude, aux végétations vertes et aux eaux grises, avec une atmosphère nuageuse éloquente de fertilité, et, à travers les déchirures de ses nuages, des aperçus de vastes contrées populeuses et de mers étroites sillonnées de navires.

Nous, les hommes, créatures qui habitons cette terre, nous devons être, pour eux du moins, aussi étrangers et misérables que le sont pour nous les singes et les lémuriens. Déjà, la partie intellectuelle de l’humanité admet que la vie est une incessante lutte pour l’existence et il semble que ce soit aussi la croyance des esprits dans Mars. Leur monde est très avancé vers son refroidissement, et ce monde-ci est encore encombré de vie, mais encombré seulement de ce qu’ils considèrent, eux, comme desanimaux inférieurs. En vérité, leur seul moyen d’échapper à la destruction qui, génération après génération, se glisse lentement vers eux, est de s’emparer, pour pouvoir y vivre, d’un astre plus rapproché du soleil.

Avant de les juger trop sévèrement, il faut nous remettre en mémoire quelles entières et barbares destructions furent accomplies par notre propre race, non seulement sur des espèces animales, comme le bison et le dodo, mais sur les races humaines inférieures. Les Tasmaniens, en dépit de leur conformation humaine, furent en l’espace de cinquante ans entièrement balayés du monde dans une guerre d’extermination engagée par des immigrants européens. Sommes-nous de tels apôtres de miséricorde que nous puissions nous plaindre de ce que les Marsiens aient fait la guerre dans ce même esprit?

Les Marsiens semblent avoir calculé leur descente avec une sûre et étonnante subtilité—leur science mathématique étant évidemment bien supérieure à la nôtre—et avoir mené leurs préparatifs à bonne fin avec une presque parfaite unanimité. Si nos instruments l’avaient permis, on aurait pu, longtemps avant la fin du dix-neuvième siècle, apercevoir des signes des prochaines perturbations. Des hommes comme Schiaparelli observèrent la planète rouge,—il est curieux, soit dit en passant, que, pendant d’innombrables siècles, Mars ait été l’étoile de la guerre,—mais ne surent pas interpréter les fluctuations apparentes des phénomènes qu’ils enregistraient si exactement. Pendant tout ce temps les Marsiens se préparaient.

A l’opposition de 1894, une grande lueur fut aperçue, sur la partie éclairée du disque, d’abord par l’observatoire de Lick, puis par Perrotin de Nice et d’autres observateurs. Je ne suis pas loin de penser que ce phénomène inaccoutumé n’ait eu pour cause la fonte de l’immense canon, trou énorme creusé dans leur planète, au moyen duquel ils nous envoyèrent leurs projectiles. Des signes particuliers, qu’on ne sut expliquer, furent observés lors des deux oppositions suivantes, près de l’endroit où la lueur s’était produite.

Il y a six ans maintenant que le cataclysme s’est abattu sur nous. Comme la planète Mars approchait de l’opposition, Lavelle, de Java, fit palpiter tout à coup les fils transmetteurs des communications astronomiques, avec l’extraordinaire nouvelle d’une immense explosion de gaz incandescent dans la planète observée. Le fait s’était produit vers minuit et le spectroscope, auquel il eut immédiatement recours, indiqua une masse de gaz enflammés, principalement de l’hydrogène, s’avançant avec une vélocité énorme vers la terre. Ce jet de feu devint invisible un quart d’heure après minuit environ. Il le compara à une colossale bouffée de flamme, soudainement et violemment jaillie de la planète “comme les gaz enflammés se précipitent hors de la gueule d’un canon”.

La phrase se trouvait être singulièrement appropriée. Cependant, rien de relatif à ce fait ne parut dans les journaux du lendemain, sauf une brève note dans le “Daily Telegraph” et le monde demeura dans l’ignorance d’un des plus graves dangers qui aient jamais menacé la race humaine. J’aurais très bien pu ne rien savoir de cette éruption si je n’avais, à Ottershaw, rencontré Ogilvy, l’astronome bien connu. Cette nouvelle l’avait jeté dans une extrême agitation, et, dans l’excès de son émotion, il m’invita à venir cette nuit-là observer avec lui la planète rouge.

Malgré tous les événements qui se sont produits depuis lors, je me rappelle encore très distinctement cette veille: l’observatoire obscur et silencieux, la lanterne, jetant une faible lueur sur le plancher dans un coin, le déclanchement régulier du mécanisme du télescope, la fente mince du dôme, et sa profondeur oblongue que rayait la poussière des étoiles. Ogilvy s’agitait en tous sens, invisible, mais perceptible aux bruits qu’il faisait. En regardant dans le télescope, on voyait un cercle de bleu profond et la petite planète ronde voguant dans le champ visuel. Elle semblait tellement petite, si brillante, tranquille et menue, faiblement marquée de bandes transversales et sa circonférence légèrement aplatie. Mais qu’elle paraissait petite! une tête d’épingle brillant d’un éclat si vif! On aurait dit qu’elle tremblotait un peu, mais c’étaient en réalité les vibrations qu’imprimait au télescope le mouvement d’horlogerie qui gardait la planète en vue.

Pendant que je l’observais, le petit astre semblait devenir tour à tour plus grand et plus petit, avancer et reculer, mais c’était simplement que mes yeux se fatiguaient. Il était à soixante millions de kilomètres dans l’espace. Peu de gens peuvent concevoir l’immensité du vide dans lequel nage la poussière de l’univers matériel.

Extrait de La Guerre des Mondes, H.-G. Wells, 1898
Caractères typographiques : Grundschriftregular, Sans Guilt Wafermedium.
Mise en forme multisupport : Jade Rocher
dans le cadre des Grands Ateliers de l'ESAD Orléans,
Janvier 2020