La Sous-Culture

Dick Hebdige

BARTHES: MYTHES
ET SIGNES

À l’aide de modèles dérivés de l’œuvre du linguiste suisse Ferdinand de Saussure. Dans son Cours de linguistique générale, Saussure met l’accent sur la nature arbitraire du signe linguistique. Pour Saussure, le langage est un système de valeurs en relation réciproque au sein duquel des « signifiants » arbitraires (des mots) sont liés à des « signifiés » non moins arbitraires (des « concepts […] définis négativement par leurs rapports avec les autres termes du système ») pour former des signes. Pris ensemble, ces signes constituent un système. Chaque élément est défini par la position qu’il occupe dans le système – par sa relation avec les autres éléments – par le biais de la dialectique de l’identité et de la différence. Saussure faisait l’hypothèse que d’autres systèmes de sens (comme la mode, la cuisine, etc.) pouvaient être étudiés de façon similaire et qu’en dernière analyse la linguistique en viendrait à faire partie d’une science plus générale des signes – d’une sémiologie. Barthes s’employait à mettre à jour le caractère arbitraire des phénomènes culturels et à dévoiler la signification latente d’une vie quotidienne qui revêtait toutes les apparences de la naturalité. Contrairement à Hoggart, Barthes ne cherchait pas à distinguer la bonne culture de masse de la mauvaise, mais plutôt à montrer que toutes les formes et tous les rituels censément spontanés des sociétés bourgeoises contemporaines étaient l’objet d’une distorsion systématique, susceptibles d’être à tout moment déshistoricisés, « naturalisés », transformés en mythes : « La France tout entière baigne dans cette idéologie anonyme : notre presse, notre cinéma, notre théâtre, notre littérature de grand usage, nos cérémoniaux, notre Justice, notre diplomatie, nos conversations, le temps qu’il fait, le crime que l’on juge, le mariage auquel on s’émeut, la cuisine que l’on rêve, le vêtement que l’on porte, tout, dans notre vie quotidienne, est tributaire de la représentation que la bourgeoisie se fait et nous fait des rapports de l’homme et du monde. » (Barthes, 1957.)

Tout comme chez Eliot, chez Barthes la notion de culture s’étend bien au-delà de la bibliothèque de l’opéra et du théâtre pour embrasser la totalité de la vie quotidienne. Mais Barthes attribue à c ette vie quotidienne une signification tout à la fois plus insidieuse et plus systématique. Partant de la prémisse selon laquelle « le mythe est une parole », l’auteur des Mythologies s’emploie à dévoiler et à explorer le système normalement occulte de règles, de codes et de conventions à travers lesquels les significations propres à un groupe social spécifique (celui des détenteurs du pouvoir) sont transformées en données universelles pour l’ensemble de la société. Dans des phénomènes aussi hétéroclites qu’un match de catch, les vacances d’un écrivain ou un guide touristique, il décèle la même nature artificielle, le même noyau idéologique. Chacun d’entre eux se voit en effet soumis à la même rhétorique (celle du sens commun) et transformé en mythe, en simple élément d’un « système sémiologique second » (Barthes, 1957). (Barthes prend l’exemple d’une photographie de Paris Match montrant un soldat noir qui exécute un salut au drapeau tricolore, image dans laquelle il déchiffre une double connotation : (1) au premier degré, un geste de loyauté, mais aussi, (2) au second degré, l’idée « que la France est un grand empire, que tous ses fils, sans distinction de couleur, servent fidèlement sous son drapeau ».) En appliquant une méthode d’origine linguistique à des formes de discours non langagiers comme la mode, le cinéma, la cuisine, etc., Barthes a ouvert des horizons insoupçonnés aux cultural studies contemporaines. Grâce à ce type d’analyse sémiotique, il semblait désormais possible de repérer et de mettre à jour le fil invisible qui court entre le langage, l’expérience et la réalité et, simultanément, de combler magiquement le fossé entre l’intellectuel aliéné et le monde « réel » en dotant ce dernier d’un sens nouveau. En outre, avec l’aide de Barthes, la sémiotique semblait offrir la possibilité séduisante de réconcilier les deux définitions contradictoires du concept de culture et de résoudre l’ambiguïté constitutive des cultural studies. Elle promettait l’alliance de la conviction éthique (en l’occurrence, les convictions marxistes de Barthes) et des thématiques à la mode : l’analyse de l’intégralité du mode de vie d’une société.

VACANCES AU SOLEIL : MISTER ROTTEN RÉUSSIT SON COUP

L’été 1976 fut marqué par une vague de chaleur sans précédent. De début mai à fin août, Londres se dessécha sous un soleil de plomb, asphyxiée par les exhalaisons omniprésentes des pots d’échappement. Au début, les médias saluèrent la canicule comme une manne céleste, une véritable vitamine du bonheur : était-ce la fin tant attendue de la « malédiction britannique » ? Le temps d’une saison, le soleil mettait fin au cycle fatal de unes déprimantes affichées par les tabloïds pendant toute la durée de l’hiver. Fidèle à sa fonction idéologique obligée, la nature, après avoir incarné toutes les « mauvaises nouvelles » possibles, offrait désormais une preuve tangible que « les choses allaient mieux » et dissipait l’ombre des grèves et des conflits. Sans surprise, le journal télévisé concluait tous les jours sur des images aguichantes de jeunes beautés flânant dans Oxford Street en tenue de plage et lunettes de soleil. La vague de chaleur promettait une fin de crise adorablement frivole et vaguement tropicale. Les problèmes politiques et sociaux prenaient eux aussi des vacances. Pourtant, au bout de quelques semaines, alors que la canicule persistait, la vieille mythologie catastrophiste reprit de la vigueur. Le « miracle » finit par se banaliser, avant d’accéder à la mi-juillet au statut de « désordre climatique » : une contribution supplémentaire et, hélas, tout à fait inattendue au déclin britannique. En août, on commença à parler officiellement de sécheresse. On en vint à rationner l’eau, les récoltes étaient sinistrées et les pelouses calcinées de Hyde Park arboraient une délicate couleur terre de Sienne. C’était le commencement de la fin, et la presse agita de nouveau l’imagerie de l’apocalypse, amalgamant avec une désinvolture sans précédent problèmes économiques, questions culturelles et phénomènes naturels. La sécheresse ne tarda pas à acquérir un statut presque métaphysique. On créa un ministère ad hoc, la nature fut officiellement déclarée contre nature et on remit en vigueur les classiques syllogismes de la décadence, non sans une pincée d’ironie, histoire d’éviter de perdre la tête. Fin août, deux événements aux connotations mythiques bien distinctes coïncidèrent pour confirmer les pires appréhensions : d’une part, les scientifiques expliquèrent que la chaleur excessive menaçait de fissurer les fondations des domiciles des Britanniques ; de l’autre, le carnaval de Notting Hill, expression traditionnelle de l’harmonie raciale censée régner dans l’île, dégénéra en émeute. Au lieu de l’habituelle célébration touristique, avec ses allègres danseurs caribéens, ses rythmes enjoués de calypso et ses costumes exotiques, le festival de la communauté antillaise de Londres se transforma en une inquiétante confrontation entre jeunes Noirs en colère et policiers sur le pied de guerre. Des hordes de jeunes Britanniques à la peau noire rejouaient les émeutes de Soweto devant les caméras, évoquant les images troublantes d’autres jeunes Noirs en colère, d’autres émeutes, d’autres étés brûlants dans les ghettos américains. L’humble couvercle de poubelle, instrument traditionnel des steel-bands antillais et symbole de l’« esprit du carnaval », de la créativité afro-caribéenne et de la culture du ghetto, revêtait désormais une signification lourde de menaces, transformé en bouclier de fortune des policiers blancs confrontés à une féroce averse de briques.

C’est pendant cet étrange été d’apocalypse que le punk fit son apparition spectaculaire dans la presse musicale britannique Même si des groupes comme London SS lui avaient ouvert la voie pendant l’année 1975, ce n’est qu’avec l’apparition des Sex Pistols que le punk a commencé à émerger comme un style distinct. Le premier article sur le groupe qui, du moins selon la presse, devait incarner à jamais l’essence du punk, fut publié dans le New Musical Express le 21 février 1976. Le moment le plus amplement documenté de cette phase initiale du punk est le concert des Sex Pistols au pub Nashville de West Kensington, en avril de la même année, pendant lequel Johnny Rotten quitta la scène sous prétexte de prêter main-forte à un fan engagé dans une rixe. Mais ce n’est que pendant l’été suivant que le punk rock commença à attirer l’attention des critiques, et le début de la panique morale peut être daté du jour de septembre 1976 où une jeune fille fut rendue partiellement aveugle par un jet de bouteille de bière pendant le festival punk du One Hundred Club de Soho. Au cœur de Londres, surtout dans les quartiers sud-ouest de la capitale et plus particulièrement aux abords de King’s Road, un nouveau style était en train d’émerger, empruntant des éléments disparates à toute une série de cultures juvéniles hétérogènes. De fait, la généalogie du punk était pour le moins baroque. On y croisait les échos pailletés de David Bowie et du glitterrock, la rage des groupes protopunks d’outre-Atlantique (les Ramones, les Heartbreakers, Iggy Pop, Richard Hell), le son gras du pub rock londonien inspiré par la sous-culture mod, le revival des années 1940 de Canvey Island, la puissance du rythm & blues du Southend (Dr Feelgood, Lew Lewis), le beat de la soul britannique des années 1960 et les syncopes du reggae.

GLAM ET GLITTER :
LE CHARME PERVERS
DU ROCK ALBINOS
(ET AUTRES PÉRIPÉTIES)

L’autoségrégation de la culture noire britannique au début des années 1970, symbolisée par le lancement en novembre 1973 d’un magazine spécifiquement destiné au marché antillais, Black Music, marqua une impasse culturelle pour les jeunes prolétaires blancs, qui pouvaient difficilement s’identifier à des hymnes à la Négritude comme « (Its’ a) Black Man Time », de I-Roy. La traversée de l’Atlantique avait peu à peu oblitéré les nuances les plus subtiles de l’idéologie rastafari ; il n’en était que plus facile pour les jeunes Noirs de mettre leurs congénères blancs dans le même sac que les profs, les flics et les patrons, tous assimilés à l’univers de « Babylone » ou à une « bande de cinglés au crâne rasé » (crazy baldheads) C’est aux alentours de 1974-1975 que « cinglé au crâne rasé » (crazy baldhead) émerge comme insulte courante dans le monde du reggae. Littéralement, le terme renvoie à tous ceux qui ne portent pas de dreadlocks, mais peut aussi désigner l’ensemble des « pécheurs » qui restent attachés à Babylone. Abandonnée à ses propres ressources, la musique pop tendait à dégénérer en rythmes disco décérébrés et ballades sirupeuses. Simultanément, le « glam rock » offrait une synthèse de deux sous-cultures agonisantes, l’underground et les skinheads, dans un style spécifiquement blanc qui excluait la soul et le reggae. Un style qui, du moins d’après Wall et Taylor, succombait à l’étreinte fatale de l’industrie culturelle capitaliste et ressassait les obsessions européennes décrites dans les pages précédentes (p. 28-31). En particulier, c’est à cette époque – début des années 1970 – que David Bowie, dans ses diverses incarnations « camp » (Ziggy Stardust, Aladdin Sane, Mr Newton, le « frêle duc blanc » et même le sinistre « Führer blond »), atteignit le statut d’une figure de culte. Son public de jeunes et d’adolescents (mais pas de « minets ») était massif et il innovait radicalement en matière d’apparence visuelle (maquillage, cheveux teints, etc.), créant un nouveau look sexuellement ambigu à destination de jeunes gens et de jeunes filles suffisamment audacieux pour oser défier les conventions stylistiques notoirement conservatrices des milieux populaires. Les cinémas de province ou les salles municipales victoriennes décaties qui accueillaient les concerts de Bowie attiraient une foule de stupéfiants sosies du chanteur, arborant un air de suprême détachement « cool » sous leurs feutres de gangster qui dissimulaient (au moins jusqu’à l’ouverture des portes) des colorations extravagantes : vermeil, orange ou écarlate avec des mèches dorées ou argentées.

Ces créatures exquises malaisément perchées sur des chaussures à plate-forme ou traînant les pieds dans des sandales en plastique des années 1950 (comme leur héros lui-même dans son dernier matériel promotionnel), avec leur manière indéfinissable de tenir leur cigarette ou de mouvoir les épaules, étaient engagées dans une espèce de performance théâtrale qui suscitait la gêne et l’indignation de toute une série de spécialistes de la scène rock préoccupés par l’« authenticité » et le contenu contestataire de la culture juvénile. C’est ainsi que Taylor et Wall, par exemple, étaient particulièrement scandalisés par ce qu’ils définissaient comme l’« émasculation » de la tradition underground opérée par Bowie :
« Bowie est de fait complice des efforts de l’industrie culturelle capitaliste pour engendrer une classe adolescente de consommateurs passifs et dépendants en quête de loisirs comme prélude fonctionnel à l’âge “adulte”, au lieu de promouvoir une culture juvénile capable de remettre en question (d’un point de vue culturel ou social, quel qu’il soit) la valeur et la signification de l’adolescence et de la transition vers le monde du travail. » (1976.) Il ne fait pas de doute que la position de Bowie était dénuée de toute signification politique ou contre-culturelle manifeste, et que les messages éventuels qui perçaient la surface de cet écran de séduction frivole étaient pour le moins discutables (« Hitler a été la première superstar. Il a bien joué son rôle », propos cités par Temporary Hoarding, un magazine du mouvement Rock Against Racism). Non seulement Bowie manifestait une indifférence patente pour les questions politiques et sociales de l’époque ou pour la situation de la classe ouvrière, mais l’intégralité de son esthétique reposait sur un évitement délibéré du monde « réel » et du langage prosaïque dans lequel ce monde était généralement décrit, vécu et reproduit.

Extrait de Sous-culture, Le sens du style
de Dick Hebdige aux éditions Zones, 2008.

Typographies :
Breite Grotesk dessinée par Nicolas Fpauly
Space Grotesk dessinée par Florian Karsten

Projet réalisé dans le cadre du workshop "Scripter Guthenberg"
encadré par Julie Blanc et Lucile Haute
les Grands Ateliers de l'ESAD Orléans,
Janvier 2020.

Réalisé par Jeanne Laurin