Sex-

Friends

« Tu veux qu’on fasse ça ?
— Qu’on fasse quoi ?
— Qu’on se voie que pour le sexe à toute heure
du jour et de la nuit et rien d’autre.
— Oui ça me va.
— Cool, ça va être fun.
— Tu sais bien que ça ne marchera jamais !
— Pourquoi ?
— Parce que c’est clair tu vas tomber amoureuse
de moi.
— Ah tu crois ça ? Dans ce cas on le fera jusqu’à
ce que l’un de nous ressente quelque chose
de plus important et là on dira stop.
— Ce ne sera pas moi.
— Ce ne sera pas moi.
— Je te souhaite bonne chance. »

Richard Mèmeteau









Comment (bien) rater
sa vie amoureuse
à l’ère numérique



Perdus dans les labyrinthes numériques
































Gets me to the Church on Time
(Church on Time)
Terrifies me
(Church on Time)
Makes me party
(Church on Time)
Puts my trust in God and Man.

David BOWIE, Modern Love (1983).

J’ai grandi en appréciant le pire film de la carrière cinématographique de David Bowie, Labyrinthe – le film qui a réussi à faire d’un génie postmoderne une starlette ringarde affublée d’une perruque blonde et d’un pantalon en cuir. Mais, quand on est enfant, tout peut faire l’affaire, du moment qu’il y a une marionnette dedans.

Les applications ou les sites de rencontres sont des labyrinthes (je ne recule jamais devant une métaphore éculée, soyez prévenus). Non pas parce qu’on en sortirait avec une tête de minotaure tranchée en bandoulière, mais parce qu’on s’y perd irrémédiablement. Tout le monde y apprend à faire des choix, à s’embrouiller dans ces choix, à découvrir la limite de ses propres calculs.

Lorsqu’on mobilise le labyrinthe comme métaphore de la vie, on se doit d’être précis. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un labyrinthe unicursal (avec un seul long chemin comme celui de Chartres) ni d’un labyrinthe pluricursal (qui se déploie en une série de carrefours et d’impasses menant à une issue). Il s’agirait plutôt d’un labyrinthe herméneutique, où les progrès que l’on y fait redessinent les options du labyrinthe lui-même. Bref, on n’en sortira pas.

La grande vertu du labyrinthe est que s’y perdre constitue une épreuve morale. Mais en quoi peut bien consister un progrès moral dans une situation aussi désespérée ? Commencer par connaître les contours de ce labyrinthe, éviter ses pièges, apprendre ses propres limites, et surtout produire de la confiance entre les Ariane, les Thésée ou autres Minotaure qui y sont coincés.


Pourquoi l’âme sœur

reste introuvable

« Ta partenaire compatible ultime n’a pas encore été sélectionnée. Le système s’affine au fur et à mesure que chaque participant évolue à travers de nombreuses relations et utilise ces données pour sélectionner un partenaire compatible ultime.
— Le “jour de l’appariement”, oui, et c’est toujours le partenaire parfait…
— Dans 99,8 % des cas.
— Mais je vais devoir vivre beaucoup de relations pour la trouver.
— Exact. »
Charlie BROOKER, Black Mirror (2017, S4E4).


Le romantisme de celles et ceux qui cherchent l’amour n’est pas chimiquement pur. Il se double d’un certain utilitarisme, je veux dire d’un calcul visant à maximiser les chances de trouver le meilleur partenaire. Il faut pouvoir cibler sa recherche. Tous les exaltés qui, aujourd’hui comme hier, se sont lancés dans la quête de l’âme sœur partagent cette même nécessité, ce qui leur donne parfois un curieux air de ressemblance. Ils ont encore en commun quelque chose de plus fondamental : l’échec.

En 2010, un mathématicien anglais publie un article intitulé « Pourquoi je n’ai pas de petite amie ». Dans ce court texte, dont il admettra par la suite la stupidité, Peter Backus applique à sa vie personnelle l’équation servant à calculer la probabilité de la vie extraterrestre. Sa question est la suivante : avec combien de femmes à Londres (4 millions d’habitants à l’époque) aurait-il pu former un couple parfait ? Son idée est qu’il lui faut décomposer chacune de ses préférences pour affiner le plus possible ses critères de recherche. Résultat selon lui : vingt-six femmes compatibles.

En adhérant au scénario miraculeux d’un amour unique définissable a priori – the one –, son approche oublie que l’on peut trouver désirables des personnes différentes, être séduit par des gens dont on n’avait pas idée qu’ils nous attireraient. Sachant que l’idéal féminin représente un soleil vers lequel tous les poètes ont essayé de voler avant de s’écraser dans un fossé, on pouvait douter du succès de notre mathématicien, forcément moins inspiré. Mais c’est un reproche mineur.

Le principal problème concerne la logique du ciblage parfait, avec ses inévitables effets pervers. Plus vous multipliez les critères au départ, plus vous réduisez l’échantillon à l’arrivée. De sorte que plus vous précisez le choix, moins vous allez avoir de choix. De même, les sites de rencontres ne peuvent pas vous promettre de trouver l’âme sœur, seulement vous garantir un large bassin de profils à passer au crible. Mais plus vous spécifiez vos critères, plus vous sacrifiez de profils – vous retrouvant in fine avec un choix restreint alors même que la promesse de départ reposait sur l’immensité des possibles. C’est un cercle vicieux.
Mais le ciblage matrimonial est encore pris dans une autre contradiction. D’une part, trouver l’alter ego n’est possible que grâce à la constitution de groupes formant des viviers de personnes compatibles. Mais, d’autre part, dès que cela fonctionne, dès que les gens trouvent ce qu’ils cherchent, le groupe se dépeuple. On retrouve ici le même dilemme que pour les soldes : le fait que chacun parcoure tous les magasins à la recherche de l’article parfait multiplie les chances qu’il puisse avoir été acheté entre-temps par d’autres et ne soit plus disponible en stock quand vous arrivez.
Sans compter que, en l’occurrence, le stock est très partiel au départ. À la rigueur, si, dans un scénario dystopique, toute la population des célibataires pouvait être convoquée impérativement par un décret gouvernemental et être scannée automatiquement pour participer à un grand rallye national, le processus de sélection aurait peut-être une chance d’aboutir. Mais, sans cet artifice autoritaire, les données récupérées sont manquantes.
Au demeurant, ces ratés arrangent très bien les sites de rencontres. De leur point de vue, il serait catastrophique que chacun trouve instantanément son bonheur. Si tous les nouveaux amoureux devaient se désabonner aussitôt en annonçant leur mariage, la cohorte suivante resterait sur la touche. L’amour d’aujourd’hui abolirait l’amour de demain, et avec lui les profits de ces boîtes. Leur business model exige au contraire de prendre au piège le plus longtemps possible les célibataires en mal d’amour.


Apprécions ce paradoxe.
Si les applications de rencontres marchaient vraiment, elles deviendraient vite inutiles. Tous les couples se formeraient et l’univers de la drague en ligne s’effondrerait. Ne resteraient plus que quelques célibataires endurcis, rétifs par nature à toute forme de monogamie exclusive et durable. Ils représenteraient une poignée de débauchés que le système ne pourrait jamais intégrer. Traqués, ils devraient se cacher loin du monde, ou vivre dans les bois humides comme dans le film The Lobster. Les jeunes mariés, quant à eux, seraient éternellement reconnaissants. Ils baptiseraient leurs enfants du nom de l’application qui leur a permis de se rencontrer – ou du nom de l’une des fonctionnalités de ces applis : Like, SuperLike, Swip, Match. Ces mots étant combinés, on pourrait avoir des gamins du nom de Tap Tinderson… Une utopie se réaliserait enfin.

Si les applications marchaient, on entrerait donc dans un monde amoureux défini par les caractéristiques suivantes. Les relations amoureuses seraient : 1) sexuellement exclusives ; 2) monogames ; 3) ultimes et définitives. Ce monde-là – je propose de l’appeler « EMU » (exclusif, monogame et ultime) – serait celui de l’amour véritable.

Si j’invente ce concept de monde EMU, c’est parce que je trouve remarquable que, dans la plupart de mes conversations post- ou précoïtales ou simplement amicales, l’interrogation ne porte pas tant sur ce que l’on ressent, sur ce que l’on éprouve à coucher avec des gens plus ou moins inconnus, que sur l’aura que ce que l’on vient de vivre jette sur ce monde EMU potentiel, c’est-à-dire sur la façon dont ce que l’on vient de vivre fait briller encore l’espoir du paradis de l’amour. Sommes-nous plus ou moins proches de la ligne d’arrivée ? Sommes-nous prêts ou non à quitter le système, à abandonner le monde de la drague ? Ou venons-nous de nous y enfoncer encore davantage ?

Je trouve qu’il est philosophiquement intéressant (et très ironique) de constater que nous frissonnons ainsi pour ce monde EMU tout en œuvrant sans cesse à son effondrement. Car notre monde amoureux est intrinsèquement contradictoire – et pas uniquement parce que, vous savez, les hommes sont tous des porcs ou que les femmes préfèrent les diamants. Non : le fait même de vouloir construire ce monde implique sa négation, comme le montre brillamment l’épisode 4 de la saison 4 de la série Black Mirror, intitulé « Hang the DJ ».


Le scénariste a imaginé un monde où les rencontres sont prescrites par un algorithme. Celui-ci scanne les personnalités, calcule les compatibilités, fixe des rendez-vous, ordonne les ruptures et fait se succéder les relations jusqu’à déterminer l’accord parfait. Parvenir au partenaire ultime présuppose donc de tester beaucoup de rencontres. Ce qui revient à dire qu’il faut au préalable goûter à la débauche et se perdre dans le labyrinthe éthique du « c’est compliqué » pour parvenir enfin aux joies glorieuses du mariage ou (plus modestement) du statut Facebook « en couple ». En même temps donc que l’on pose un idéal amoureux EMU, on reconnaît qu’il existe un enfer nécessaire et inévitable, une antichambre du paradis de l’amour EMU. Bref, parvenir à l’amour idéal implique forcément de passer par son contraire.

Mais imaginons un instant que l’on ait les moyens technologiques de faire les calculs nécessaires pour appareiller les couples le plus parfaitement possible. On admettrait alors que l’amour est une question d’alchimie, qui se joue à quelques nanomoles d’hormones par litre près, ou à quelques sous-catégories socioéconomiques près… In fine, l’algorithme finirait par trouver la paire idéale, celle de la compatibilité maximale, et les individus devraient alors se soumettre à sa prescription. En adoptant l’hypothèse d’un monde déterministe, les applications de rencontres pourraient former les couples et les marier sans leur consentement. Avec le téléchargement de chaque application seraient livrés par la poste un harpon et un filet de gladiateur pour aller aussitôt kidnapper l’être aimé en sifflotant « Pour que tu m’aimes encore ».

Une telle solution montre aussitôt ses limites si l’on tient à la liberté des amoureux. Contre ces nouveaux mariages forcés, les réfractaires feraient alors sans doute valoir que le véritable amour se signale au contraire par sa capacité à résister à tout calcul. L’amour authentique, diraient-ils, ne saurait naître d’un calcul de probabilité, mais bien plutôt du refus commun de tout calcul objectif. Il ne survient que si vous et votre partenaire décidez en même temps de ne plus vouloir être testés par l’algorithme et décrétez un amour commun, imprévisible et romantique, plein de rires et de sexe étourdissant, plein de confiance en l’avenir et d’achats de sextoys en ligne. La plus belle preuve d’amour consisterait à désinstaller l’application de son téléphone et à renoncer à tous les plans cul potentiels qui fleurissent dans ce champ des possibles. Bref, l’amour du monde EMU ne pourrait en fait être atteint que par le refus de la logique qui était censée y conduire.

Si j’étais un personnage de l’épisode de Black Mirror, je ferais évidemment partie des avatars qui se résoudraient de bon cœur à rester enfermé dans la sphère des rencontres perfectibles en refusant de faire le grand saut dans l’au-delà. Outre mon goût presque esthétique pour la débauche – aussi injustifiable que ma préférence pour le rock psychédélique ou le Japanesque horror –, j’invoquerais une raison plus fondamentale. Car, dans toute cette affaire, il y a un problème gnoséologique. Je m’explique : la terre promise du monde EMU n’étant conçue que comme la négation abstraite du monde pré-EMU dans lequel nous vivons, elle nous est tout aussi inconnue et tout aussi peu assurée qu’une hypothétique vie après la mort.

Or, plutôt que de passer notre vie à nous demander si cet espoir nous est ou non permis (j’espère que vous goûterez avec quelle perversité je trahis et respecte à la fois la fameuse question kantienne), il me semble plus pragmatique de regarder en face notre monde non-EMU, de prendre acte du fait qu’il est notre condition ici-bas.

Certes, comme on l’a vu, les partisans de l’amour vrai admettent que l’on doit passer par le monde pré-EMU, celui dans lequel nous vivons. Mais, cela étant acquis, ils ne cessent de le condamner. Ce monde, qu’ils présentent comme transitoire, leur apparaît comme un véritable enfer. Il est le « marché sexuel » ou le « marché de la drague », miroir de notre consumérisme ou de notre tendance à la débauche. Et nous-mêmes, à force de les entendre le répéter, nous finissons aussi par le penser, passant d’une vague mélancolie à un pessimisme qui nous conduit, tranquillement mais sûrement, à l’autodénigrement.

En l’état, ce monde pré-EMU est loin d’être parfait, il peut et doit être critiqué, changé. Mais notre déception à son égard justifie-t-elle que nous validions cette vision sombre – pour ne pas dire cynique – de nos pratiques et de nos désirs ?


Les effets de l’interface :

paralysie et mélancolie



« J’y suis par phases en fait, parfois je l’utilise, et à d’autres moments, je ne sais pas si ça me plaît en fait…
— Ah bon ? pourquoi ?
— Pour être honnête, j’ai l’impression que, dans 80 % des cas, je me sens comme un gode sur pattes. »
Drake DOREMUS, Newness (2017).


En devenant le médiateur de la rencontre, l’interface la ralentit aussi considérablement, au point de la paralyser. Elle oblige à examiner, classer, sélectionner, établir des critères de sélection… La situation est simple : nous avons tout pour multiplier les rencontres, nous n’arrivons pas à les utiliser et nous nous en plaignons.

Même les mieux lotis du monde de la drague, les célibataires exigeants d’Attractive World, ne peuvent s’empêcher de verser quelques larmes dans leurs cocktails champagne-framboise. La conversation démarre fort, puis se termine sur une petite mélodie tristounette façon Foule sentimentale d’Alain Souchon :

Je crois que maintenant on est dans une société où on a le choix. Et avoir le choix finalement c’est avoir le pouvoir. Et puis en même temps, ben c’est déprimant. Parce que plus on a le choix, plus on devient exigeant. À l’époque de mes parents, on faisait beaucoup de concessions, finalement. Maintenant, on ne fait plus de concessions. Donc on a envie de trouver le profil parfait qui correspond à nos attentes. Et là, comme j’ai dit, en un clic on peut trouver. Donc là, c’est génial, on est vraiment dans une société de consommation.
— Vous avez trouvé ? — Non, je n’ai pas trouvé. Je n’ai pas le temps. Et elle boit cul sec son cocktail assaisonné de ses larmes.

Au milieu des années 2000, Nick a plus de 40 ans. Nick déteste les boîtes de nuit, mais il s’intéresse aux nouvelles technologies et à la science-fiction. Alors, tel un jeune étudiant de Sciences Po découvrant le néolibéralisme et lançant son premier think tank, Nick pense qu’il est assez malin pour utiliser Meetic pour ce que c’est vraiment : une interface de geeks permettant de baiser à tire-larigot.


Nick, connu pour son blog JeNiqueSurMeetic – tout en hétérosexualité masculine, drague lourde, majuscules toxiques et argot des années 1990 –, est aussi l’auteur d’un petit livre, qui commence par un constat d’abondance :


"Il y a un MAXIMUM de nanas sur le chat le samedi soir ! Du moins dans ma tranche d’âge « naturelle », soit 30-40 ans. Mères célibataires bloquées à la maison à cause des enfants ? Femmes trop seules qui ont envie de parler […] ? Toujours est-il qu’il y a du choix. En moyenne sur ma zone géographique, je trouve six à huit pages contenant chacune dix profils, donc entre soixante et quatre-vingts femmes à la recherche du prince charmant, ou décidées à mettre un peu de piment dans leur vie sexuelle (souvent les deux d’ailleurs, même si ce n’est que rarement assumé). Je parcours les annonces, mate les photos, pousse des exclamations (Miam ! Berk !) lorsqu’on me branche ou que je trouve une annonce qui a l’air sexy. Bref, je me sens comme un gosse dans un magasin de jouets et je m’amuse comme un fou."


Plutôt que d’aborder une fille dans un bar, Nick vise désormais un groupe entier, une série de pages de profils, une cohorte de femmes.
Le général a remplacé le singulier.

Bien décidé à devenir le DRH de sa propre vie sexuelle, il annonce :
J’y passerai un an, organisé, concentré, joueur. Je vais rencontrer un nombre hallucinant de nanas. Je vais aussi affiner mes « techniques de chasse », bûcher mes connaissances en psychologie féminine, rencontrer des allumées, des bombes, des grues, des chaudes, des coincées. J’y aurai des surprises, mais je me prépare en tout cas une année hors du commun.


La logique du mec cool des années 2000 est simple : en découvrant ce monde de choix infinis, lui, contrairement aux « encostardés », assume son désir. En conséquence de quoi, il se permet de vilipender toute femme qui hésiterait à répondre à ses avances. Le sous-entendu étant ici que Nick, lui, sait ce qu’est le sexe. Le problème, ce sont les femmes : impossibles à comprendre, moches, coincées, difficiles à chasser… L’avantage lorsqu’on est gay, au moins, c’est qu’on sait toujours que critiquer les mecs revient à la fin à se critiquer soi-même. L’hétérosexualité de Nick sert plutôt à s’aveugler tranquillement sur ce point.


Le journaliste Stéphane Rose, qui s’est lui aussi lancé dans une exploration des sites de rencontres, organise un planning, butine, puis, très vite, se dit dégoûté de sa propre réussite (ce qui ne l’empêchera pas plus tard d’écrire un livre intitulé sobrement Osez devenir une bête de sexe). C’est la dialectique classique de la fréquentation des sites de rencontres : on se gave, puis on se plaint d’avoir perdu l’appétit.


L’anti-Nick existe, en une version féminine qui a l’avantage d’être bien plus subtile. Dans un livre écrit à la façon d’un journal de bord, Emily Witt raconte son exploration des sites de rencontres. Là où, pour Nick, faire un choix se résume à dire ok aux plus belles filles qui répondent à ses avances, Emily Witt s’engage dans une démarche cognitivement plus complexe, organisant des visites pour ses amants numériques, des expos, des concerts, multipliant encore et encore les choix.

Sa conclusion est nuancée. Certes, ces interfaces « nous ouvrent au monde » et « satisfont nos désirs à un instant T », mais « à aucun moment ils ne nous éclairent sur ce qu’il faut faire de ce vaste éventail de possibilités. […] Elles nous présentent des gens mais ne nous disent pas ce qu’il faut en faire ». En dépit des mecs plutôt sexy qu’elle a rencontrés, aucun ne l’émouvait vraiment. Ni le compositeur fan de Bartók et de Thomas Pynchon, ni l’ébéniste rebelle de Brooklyn, ni le coiffeur hétéro tatoué.

La raison de ce blocage est due à la démarche même de la rencontre en ligne. « J’en ai conclu, poursuit-elle, que mon abstinence sur OKCupid s’expliquait par le fait que je considérais cette histoire de rencontres sur Internet comme un projet à part entière, une entreprise que je prenais très au sérieux, contrairement à ma véritable vie sociale. J’avais établi des critères que mes partenaires devaient obligatoirement remplir pour que j’envisage de coucher avec eux. La réalité s’est avérée tout autre : ces hommes avaient beau satisfaire haut la main tous mes critères de sélection, mon corps, lui, n’éprouvait pas le moindre frisson. Si nous avions malgré tout décidé de faire l’amour, ça aurait été par dépit et sens du devoir plus que par réelle envie, et aucun de nous n’était dupe. »La rencontre n’est pas spontanée. Préparée comme un concours d’agrégation, elle échoue sous l’effet de la pression et de l’artificialité de la situation.



La tyrannie

du choix

« J’explore mes options
dans une ville de 8 millions d’habitants.
C’est raisonnable, non ? »

Greg BERLANTI et Sera GAMBLE, You (2018, S1E3).


Avant que les philosophes (immunisés contre tout vagabondage sexuel par une vie sentimentale aussi stable et éternelle qu’une idée platonicienne) ne s’emparent des effets possibles de cette effraction technologique dans l’un de leurs thèmes favoris (l’amour), ce sont les radars des sociopsychologues amateurs de conférences TED (Technology, Entertainement, Design) qui ont donné l’alerte.


Un conférencier TED ne dispose pas des mêmes moyens qu’un film comique pour attirer votre attention. Pour que vous l’écoutiez jusqu’au bout, il va monter en épingle une crise existentielle fondamentale. À l’en croire, donc, la drague en ligne est une catastrophe. Dans une conférence intitulée « Notre obsession malsaine avec le choix », Renata Salecl affirme que ces applications généralisent un « donjuanisme narcissique » : « Nous cherchons quelqu’un à enchanter et à séduire, pour nous débarrasser de lui quand nous trouvons un substitut de valeur égale ou supérieure. La puissance du séducteur culmine au moment où il obtient une réponse positive d’autrui. Mais il tient sa cible à distance ; il ne veut même pas envisager qu’elle ait ses désirs ou fantasmes propres. » Menteur, superficiel, lâche, égoïste, arrogant : tel est le portrait du séducteur numérique.


On peut cependant douter que ces interfaces favorisent l’éclosion de don Juan narcissiques. En pratique, tous les utilisateurs sont écrasés sous le poids d’une grille aveugle, classant les profils du plus proche au plus lointain. Aussi sculpté que soit votre corps ou pulpeuse votre poitrine, il y a une dizaine de personnes à côté de vous qui ont les mêmes atouts. Si un homme refusait d’être trivialisé par le désir de l’autre, d’être transformé en simple objet sexuel et de perdre le contrôle, il commencerait par refuser de s’inscrire sur une application de drague. Loin de le repaître du seul reflet de sa propre image, le miroir électronique lui montre un monde où il n’est plus qu’une vignette aux yeux de tous les autres. Aucune technologie n’empêche les dons Juan narcissiques d’exister, mais elle peut contrarier leur efficacité. Une interface qui se résume à dire : « Voilà toutes les personnes qui sont sexuellement disponibles ; aucune ne t’est acquise et toutes peuvent te bloquer et ne jamais te répondre » ne sert pas les intérêts d’un dragueur qui aurait rodé ses pick-up lines dans les années 1980.


Le psychologue Barry Schwartz, grand habitué lui aussi des conférences TED, soutient la thèse selon laquelle le choix, loin d’assurer la maximisation de notre bonheur, cause notre malheur. Interrogé par le comédien Aziz Ansari pour savoir combien de personnes il faut rencontrer avant de trouver l’âme sœur, il rétorque : « Toutes, bon sang ! Sinon, comment savoir qui est la personne idéale ? La recherche d’un absolu est le meilleur moyen de vivre dans le désespoir total. »


Sa réponse est ironique, mais la thèse est au fond peu subtile : selon lui, la multiplication des choix est corrélable avec l’augmentation des cas de dépression dans nos sociétés modernes – par « moderne », il faut entendre une société capable de proposer cent soixante-treize vinaigrettes différentes dans une supérette. La personne la plus heureuse serait celle qui décide le moins et se satisfait le plus de ce qu’elle a. Aux goûts vestimentaires de Barry Schwartz, on comprend qu’il fait partie de ceux qui savent se contenter de peu – et ce n’est pas un mec qui porte des t-shirts froissés (moi) qui le lui reprocherait.


À l’encontre de l’idéologie libérale dominante, Barry Schwartz souligne les effets négatifs du choix.

D’abord, tout choix suppose de rejeter les autres termes de l’alternative. En renonçant à ces possibilités, on fait un sacrifice – ce que les économistes appellent le « coût d’opportunité ». En théorie, les choix économiques peuvent être ramenés à des dépenses d’argent, mais quand on exporte cette théorie du choix rationnel dans la réalité, on se rend vite compte qu’il n’existe pas nécessairement d’étalon commun permettant d’exprimer à nos yeux la valeur de différents jobs, différents films ou différents partenaires sexuels. Au lieu d’appliquer tranquillement des calculs d’économistes, on entre dans une spirale de comparaisons indécidables.


Chaque objet, personne ou activité cumule en outre plusieurs caractéristiques, ce qui permet d’envisager plusieurs classements possibles, de sorte que l’on va aussi devoir établir des classements entre les critères de classement eux-mêmes. Pour reprendre les exemples d’Emily Witt, même si le coiffeur de Brooklyn a un niveau de vie inférieur au compositeur fan de Bartók, qu’il est moins responsable et mûr que l’ébéniste rebelle, il est peut-être aussi plus facile à vivre que les deux autres. Au final, le simple fait de savoir ce qui compte ici le plus entre la maturité, le bon temps passé ensemble ou le niveau de vie suppose déjà de faire un choix. L’économiste aurait beau réduire tout ça à l’unique étalon de la richesse, il n’aurait fait qu’esquiver le problème. « L’existence de plusieurs alternatives nous permet facilement d’imaginer des alternatives qui n’existent pas – des alternatives qui combinent les éléments attrayants de celles qui existent. Et, dans la mesure où l’on engage notre imagination sur ce chemin, on finira par être encore moins satisfait avec l’alternative finalement choisie. Donc une fois de plus, une plus grande variété de choix nous fait nous sentir plus mal13. » Le coût d’opportunité devient quasi impossible à calculer.


Plus on doit choisir, plus notre vie sexuelle et sentimentale devient un projet laborieux. Notre responsabilité est étendue au moindre paramètre que nous pouvons régler. Le choix démultiplie les effets de responsabilisation, le travail de justification et les efforts pour construire une identité cohérente. Et savoir qui l’on est se transforme en une longue narration arthurienne qui occupe toute une vie.

On peut facilement comprendre le bénéfice qu’il y a à ne pas choisir en se tournant vers une conception plus traditionnelle : si l’amour est perçu comme une passion puissante, un sort jeté par Cupidon, on peut éviter de s’en sentir responsable – à part sur le mode de la tragédie. En considérant le poids cognitif que fait peser ce monde d’informations à trier, nous finissons par idéaliser un monde où la surprise était possible. Nous vivons nos choix sur le mode du regret. Nous ne sommes pas à l’aise avec le confort libéral vers lequel convergent nos valeurs. Bref, on devient un vieux con nostalgique au bout de deux mois d’utilisation d’une appli de drague.


Le problème avec l’analyse de Barry Schwartz, comme du reste avec le « développement personnel » en général, c’est qu’elle conduit à sur-responsabiliser les sujets en les psychologisant. En remplissant des tests de personnalité, en calculant vos scores pour savoir à quel point vous êtes mal barré, vous complétez un bilan général, dont votre personnalité devient la cause et non le résultat. La conclusion est invariable : le problème, c’est vous, et non le monde.


Face à cette profusion de choix, il existerait deux attitudes antagonistes, deux pôles fondamentaux. D’un côté, expose Barry Schwartz, il y a les maximisateurs (maximizer) : « Vous cherchez et n’acceptez que le meilleur. » À force cependant de déprécier la réalité en la comparant systématiquement à ce qu’elle pourrait être mais qu’elle n’est pas, les maximisateurs sont souvent au bord de la dépression. De l’autre, vous avez les satisfaiseurs (satisficer) : « Se contenter de quelque chose qui est assez bon sans s’inquiéter de la possibilité qu’il pourrait y avoir mieux ailleurs. » Eux sont plus heureux, mais aussi plus feignasses. Ils ont typiquement des jobs assez mal payés et un sens de la mode douteux (moi).


Certaines applications de rencontres ont déjà intégré les critiques des célibataires débordés en ne vous offrant qu’un seul « like » à accorder par jour, de façon à ralentir le rythme de consultation et se concentrer sur l’approfondissement d’un lien plus rare. L’application Once espère ainsi devenir l’application de drague décroissante qui permettrait d’échapper à la frénésie des réseaux sociaux.

Mais si ces deux grandes attitudes décrivent assez bien le rapport de Barry Schwartz à ses propres jeans ou aux vinaigrettes, la rencontre se produit dans un monde interactif, où il ne s’agit pas simplement de choisir, mais aussi d’être choisi. La grande question est alors de savoir comment interagissent maximisateurs et satisfaiseurs.

On pourrait dire que la drague consiste à convertir l’autre à sa propre demande ou à être converti par lui : soit rendre un maximisateur moins exigeant pour obtenir ce qu’il peut donner, soit rendre un satisfaiseur plus exigeant pour avoir plus que ce qu’il propose. Sans la possibilité de cette conversion, on vivoterait, figé entre deux écosystèmes sexuels extrêmes et absurdes :
— si tout le monde était maximisateur, chaque utilisateur camperait derrière son écran en attendant l’occasion parfaite et on mourrait d’ennui, de névroses et de frustration sexuelle. Ça ferait un très beau film catastrophe ambiance Vienne début de siècle, avec Freud en héros pour psychanalyser tout ce beau monde.
— si tout le monde était satisfaiseur, les orgies fleuriraient à chaque coin de rue comme à la Folsom Street de San Francisco, et tout le monde baiserait jusqu’à mourir de faim. Très Sodome et Gomorrhe. Beau film catastrophe aussi, mais dans un autre genre.

Dans les deux cas, la valeur de la satisfaction serait réduite à néant : soit inatteignable soit trivialisée à l’excès. La négociation entre maximisateur et satisfaiseur est donc sans doute inévitable, bien qu’elle soit par définition problématique.

Mais la véritable opposition réside peut-être ailleurs. Non pas tant entre satisfaiseurs et maximisateurs qu’entre ceux qui considèrent l’application comme un hypermarché du sexe et ceux qui comprennent que ce qui est véritablement en jeu, c’est la possibilité même de faire des rencontres.



1.
 D’après Hannah Fry, une mathématicienne qui évoque son travail, « il mobilise un procédé bien connu des scientifiques qui consiste à décomposer une grosse estimation en une myriade de petites plus informées ». Voir Hannah FRY, Les Mathématiques de l’amour, Marabout, Paris, 2016, p.2.

2.
Bahar MAKOOI, « Célibataires exigeants », Les Pieds sur terre, France Culture, 17 mai 2012.

3.
 Et 15 % des 20-24 ans affirment être encore vierges alors qu’ils n’étaient que 6 % de la « génération X » (nés entre 1961 et 1981) à le rester durant les années 1990. Voir CENTER FOR DISEASE CONTROL AND PREVENTION, « Trends in the prevalence of sexual behaviors and HIV testing national YRBS : 1991-2015 », https://www.cdc.gov/.

4.
 Chiffres cités par Bobby DUFFY, directeur des recherches sociales d’Ipsos MORI, dans The Perils of Perception. Why We’re Wrong About Nearly Everything, Atlantic Books, Londres, 2018.

5.
 Kate JULIAN, «Why are young people having so little sex?», The Atlantic, 2018.

6.
 NICK, Des souris et un homme, Robert Laffont, Paris, 2005, p. 15.

7.
 Ibid., p. 14.

8.
 Stéphane ROSE, Osez devenir une bête de sexe, La Musardine, Paris, 2015.

9.
 Emily WITT, Future Sex, Seuil, Paris, 2017, p. 53.

10.
 Ibid., p. 32.

11.
 Renata SALECL, La Tyrannie du choix, Albin Michel, Paris, 2011, p. 129.

12.
Aziz ANSARI, Modern Romance, op.cit., p.144.

13.
Barry SCHWARTZ, The Paradox of Choice, HarperCollins e-books, 2004, p.123-124.

14.
 Ibid., p.77.

15.
 Ibid., p.78.



Justine Boullier, Kénia Casier, Léa Foucher,
ESAD Orléans, 2020