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Pour réaliser ma page web, je suis partie d'un recueil de nouvelles écrit par des étudiants dont j'ai été chargée de réaliser la maquette et l'impression, mais dont le projet n'a pas pu aboutir en raison du confinement. J'ai commencé par reproduire à l'identique une mise en page commencée sur InDesign, puis j'ai ajouté des nouvelles avec les attributs typographiques donnés par les auteurs et autrices (dialogues, citations, paragraphes décalés, italiques, etc) et mis en page leurs couvertures avec des illustrations. Le livre est organisé en "boîtes de chapitres" qui contiennent à chaque fois la couverture et la nouvelle, permettant de changer facilement l'ordre de lecture des nouvelles et de gérer les sauts de page avant chacune d'entre elles.
Je reçus l’histoire de cette île de mon ancêtre, l’illustre Alexandre, qui lui-même tint ce récit d’un législateur romain instruit par le plus grand des Philosophes. Si l’abbé de ma ville natale ne m’avait confirmé par maintes preuves érudites les traits et les qualités de ce continent, je ne l’aurais peut-être pas cru. Mon doute persista tant que j’entrepris à mon tour de rechercher l’origine et l’aliment de cette contrée légendaire qui avait aiguisé ma curiosité. Il se trouve que les inquiétudes quant à l’existence d’une telle nation ne peuvent aujourd’hui plus m’habiter. Et ayant la certitude de son existence, je me dois de la partager avec le plus grand nombre, tant ses mystères ont été l’objet de méprises et de jeux de secrets pour en préserver le mythe. Je tâcherai plus bas de recenser les faits tels qu’ils ont été observés depuis le delta du Nil. Seulement, dans la mesure où ces paroles nous viennent d’un pays lointain et sont transmises depuis le fond des âges, il semble qu’il faille excuser la grossièreté des faits que voici.
Au commencement, la matière n’avait pas de forme et les atomes flottaient dans le chaos. Les divinités dont l’empire ne peut être entravé s’accordèrent sur la manière d’ordonner selon leurs lois les manques du non-être, en vue d’y introduire de l’ordre. Le dieu des dieux Haïmadon mit la matière en mouvement et causa pour la première fois l’émergence du temps. La forme unique du chaos de la matière se multiplia en formes diverses, assemblages complexes qui constituent les éléments premiers de ce qu’il nous est donné de sentir. Du marais primordial de la substance qui compose les êtres, sont issus les roches et les océans, les plantes et les animaux. Le soleil illumina de son aura les montagnes, les vallées et les fleuves. La lune influença dès sa création les marées, si bien que l’union du dieu des dieux à Sélénée, la première femme, parut nécessaire.
Les dieux ont ainsi fait que la nature et les terres attribuées à chacun des peuples coïncident avec leur taille et leur nombre. Haïmadon, le dieu le plus juste qui régnait alors sur les sangs, les mers et les océans fit grandir, en une certaine île de notre planète, l’enfant qu’il avait engendré de sa femme mortelle. Cette île s’étendait devant les Colonnes d’Héphaïstos, qui marquent l’entrée de l’actuel golfe Persique. Dans un désert plus sec que tous les autres et dont l’aridité ne laissait pas vivre une quelconque bête ni pousser la moindre herbe folle, le dieu du sang installa son fils. Le lieu, malgré son étendue prodigieuse, ne paraissait présenter aucun avantage pour l’émergence de la vie. Haïmadon célébra sa création en offrant au couple original la jouissance de son oeuvre. Il leur enseigna de s’aimer l’un l’autre et de faire circuler le sang, qui leur conférait la vie, de manière équitable et pérenne. Le dieu nomma le premier homme Bajir. Il vivait avec sa femme Sélénée. Ils donnèrent naissance aux premiers-nés de ce sable infertile, dont l’aînée fut une fille, Galante. Haïmadon lui fit le don du sang une fois par mois afin de fortifier son âme contre les maux de sa condition. Lorsqu’elle fut en âge de se marier, le dieu désira s’unir à elle.
Or, dans le désert dans lequel elle vivait, il isola la jeune fille et l’entoura d’eau. Le paysage n’était alors constitué que de sable et d’un marais boueux. Et pour la préserver des envahisseurs, le tout-puissant protégea Galante par une enceinte de mer et de terre autour du désert inhospitalier. Afin qu’aucun autre mortel ne convoite l’élue de son coeur, il la couvrit d’un tissu de la tête aux pieds qui filtrait les rayons du soleil. Le dieu des dieux dans sa bonté fit jaillir deux sources d’eau, l’une chaude et l’autre froide. L’eau, qui était sortie des entrailles d’un sol aride et jaune, était destinée à abreuver de luxuriants jardins aux plantes grasses et nourricières. Du limon s’élevaient les végétaux les plus abondants en fruits et en fleurs. Il fit longer la côte de majestueux palmiers et plus avant dans les terres il dispersa des dattes, des abricots et des citrons. La forêt vit le jour et la nature vainquit la roche. Le dieu emplit les océans de poissons et de crustacés pour satisfaire aux besoins des humains d’argile. Il mit dans chaque poisson de l’argent et pourvut chaque huître d’une perle d’un bleu profond.
Le dieu connut Galante et de cet amour naquirent cinq paires de jumeaux. L’aîné devint roi au-dessus des rois car, issu en premier de cette union, il fut celui dont le sang était au plus proche du divin. Haïmadon nomma ses fils, comme le veut la coutume, et baptisa l’île du même geste créateur. Le héros préféré de ses parents fut nommé Perlas Cosmoï et l’on raconte que sa force sans commune mesure lui permettait de soulever des perles d’huîtres topaze grosses comme le globe. Depuis le désert, Perlas, l’homme divin, avait une puissance titanesque qui exigeait qu’il ait régné sur tous ses frères et leur descendance, dans les confins sauvages du continent. Perlas enseignait la connaissance des reliefs et des étoiles à son peuple. Il fut couronné dès sa naissance et succéda à son père belliqueux. Le roi des rois acceptait son culte comme la démonstration de ses capacités qui excédaient celles de ses frères.
Les humains en ces terres bénies exploitèrent les ressources qui leur revenaient à tous de droit. Ils firent de la pêche l’activité principale de leur existence. Les fonds marins répondaient à leurs besoins bien qu’ils eussent senti l’urgence d’en extraire au-delà de ce qui leur fut nécessaire. Et grâce aux perles d’huîtres de couleur blanche, saphir ou nacre, il leur fut enseigné l’art du commerce. Les perlantes étaient visités de toutes les nations qui se prosternaient devant leurs richesses inépuisables. Ils trouvaient sous le sable du désert toutes les denrées qu’il était possible de convoiter. Le continent qui n’était d’apparence guère propice à abriter les humains devint bientôt immensément riche. Comme il est naturel de penser que ce peuple fut le plus grand, le roi des rois, Perlas, dut être naturellement le plus digne, le plus juste et le plus fort parmi tous les mortels. Les rois avaient des richesses en telle abondance que jamais avant eux nulle maison royale n’en posséda de semblables et que nulle n’en possédera aisément de telles à l’avenir.
Les Égyptiens avaient vu que la terre de Perlantide leur fournissait tous les métaux durs ou malléables que l’on peut extraire des mines. En premier lieu, celui dont nous ne connaissons plus que le nom, l’orolite ; c’était le plus précieux, avant l’or, des matériaux qui existaient en ce temps-là. Cette matière noire et brûlante servait aussi bien à se chauffer qu’à se déplacer, aussi bien à détruire qu’à bâtir. Les pharaons d’Égypte disputèrent le territoire perlante avec force et vigueur. Malgré leur génie militaire, leurs chars et leurs arcs, ils ne parvinrent ni à contester la divinité de ces rivaux, ni à dérober l’origine de leur puissance. L’orolite pur était trop instable et devait être raffiné afin d’en exploiter les innombrables commodités. Les rois qui attribuaient davantage de valeur à ce produit qu’à de précieux bijoux se disputaient son extraction. Ce liquide épais et minéral se vendait en tonneaux selon l’offre et la demande, et les oracles prédisaient de terrifiantes catastrophes si son prix venait à chuter. S’il arriva que l’on se batte pour posséder l’orolite, c’est en raison de ses divers usages devenus indispensables aux plaisirs et aux oeuvres des Perlantes. Les habitants se déplaçaient dans des carrosses d’or et d’argent alimentés par cette matière précieuse et rare venue de profonds puits et transportée sur de longues distances par des conduits impressionnants d’ingéniosité. Leur quotidien regorgeait d’outils, de produits et d’armes élaborés exclusivement à partir de ce métal liquide. Et certains travaillaient à sa conservation ou son transport de manière toujours délicate et à l’abri des regards car de sa convoitise avaient émergé des actions malveillantes. L’orolite était convoitée par les nations rivales des Perlantes si bien que, nation après nation, les peuples se déchiraient pour posséder leur source propre de liquide fossile. Certaines consciences éveillées par les superstitions se défendaient de son usage et voyaient dans l’exploitation de cette matière la fin de leur cité. Pour détruire ce métal instable, il suffisait d’y mettre le feu, ce que certains esprits contradictoires s’empressaient de faire aussi souvent qu’ils posaient une main dissidente sur ce minerai. Les rois voyaient dans ces contestataires l’expression d’un excès de sang chaud dans les membres de leur société. Aussi ceux qui s’opposaient à l’exploitation de l’orolite étaient- ils chassés ou décoiffés selon la nature de leurs crimes.
Je n’ai pu recueillir que de rares sources faillibles quant aux moeurs des Perlantes et leur mode de vie fut si éloigné du nôtre qu’il n’est possible que de conjecturer à cet égard. Toutefois, j’ai cru comprendre qu’ils s’adonnaient à maints plaisirs sains et divers. Il semble qu’ils ont possédé et dompté pour animaux domestiques des fauves d’une taille et d’une férocité sans égales. Dans les foyers, les Perlantes élevaient aussi bien des lions que des léopards pour signifier aux autres nations leur puissance de domination. Leur protection dépendait des armes fondées sur la nature inflammable de l’orolite et il m’a été rapporté que bien des citoyens s’étaient munis d’une telle technologie. Enfin, je me suis enquis des coquetteries des habitants de l’île. J’ai lu à plusieurs reprises que ces hommes abondants exhibèrent d’onéreux bijoux et ne se laissèrent en rien déposséder des esclaves accordés à leurs entreprises.
Sur ce territoire vierge et infertile, leur culture élaborée et héroïque fournissait en profusion tout ce que la forêt peut donner de matériaux propres au travail des charpentiers. De même, elle nourrissait en suffisance tous les animaux domestiques ou sauvages. Elle donnait encore et les fruits cultivés, et les graines qui ont été faites pour nous nourrir et dont nous tirons les farines. Ainsi, recueillant de leur sol toutes ces richesses, les habitants de Perlantide construisirent les temples, les palais des rois, les ports. Un Égyptien qui se serait promené dans les allées droites et pavées, rapporta les fables d’étranges coutumes religieuses. À la gloire de Haïmadon, ils firent ériger par leurs esclaves des temples plus hauts que les montagnes, ils bâtirent des maisons de verre et de pierres indestructibles touchant le ciel et au sommet desquelles il était aisé d’interpeller les dieux. L’on célébrait, au sein de ces édifices richement ornés, la fertilité et la circulation du sang comme l’origine et la fin de cette cité. Bien des écrits érudits concernant les cérémonies de cette époque ont été détruits par les outrages du temps ou dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Ainsi, la tâche ne fut pas aisée pour celui qui dû dresser un portrait de la manière dont les humains célébraient en ce temps leur nestorianisme : l’union en leur chair à un ancêtre divin a semblé être la source principale de la prospérité de cette communauté. Il demeure des écrits, conservés dans les archives du Vatican, de traditions fondamentales pour la culture des Perlantes. D’une part, les mariages assuraient la prospérité d’une filiation maternelle visant à produire des enfants aussi forts que robustes. Le lien sanguin qui devait les rassembler par une scarification permettait à une femme de s’unir à plusieurs maris pour la durée de sa vie. Une fois les peaux ouvertes et jointes, une veillée de trois nuits convenait à l’usage en vue de déterminer si le mari était compatible avec les humeurs de son épouse. Toute autre union profane était inconcevable et condamnée en raison de son caractère peu propice à la procréation et à l’entretien d’une directe lignée. D’autre part, des orgies nocturnes en l’honneur du dieu des dieux et de la filiation de Galante à la lune étaient organisées. Le faste des coutumes dont la gloire fut contée durant des millénaires était destinée au très haut, au très bon et au très saint Haïmadon. Le culte à la puissance infinie du dieu constitua l’occasion d’une réunion mensuelle indispensable à la culture perlante. La croyance en une quantité limitée de sang en circulation donnait lieu à la contraception fréquente des amants de Perlantide ainsi qu’à des pratiques religieuses destinées à fluidifier la circulation des individus. Au cours de rituels rappelant les ébats de Haïmadon et Galante, il n’était pas rare de sacrifier des brebis fuyantes et des femmes adultères par lapidation. Ces cérémonies prenaient place en de fabuleux jardins au coucher du soleil. Trois prêtresses innocentes et vierges collectaient le sang des créatures à l’aide de calices. Une fois le fluide vital consulté par les oracles, les Nymphes de Galanterie distribuaient le sang sacré aux citoyens. Les fidèles adoraient les femmes dont les menstruations tombaient le même jour que la cérémonie. Une coupe était emplie du liquide avant que celui-ci soit jeté à la mer en signe de gratitude envers le dieu des dieux. Les femmes du jour de Galante se voyaient couvrir de fleurs, de miel et d’épices. Elles étaient convoitées par les hommes pour leur chasteté lors des fêtes de la Galanterie et se faisaient offrir de très nombreux époux. Enfin, les nuits de joutes s’achevaient dans un banquet prodigue et fameux au cours duquel l’on distribuait du vin en signe de résurrection du cycle de la lune.
Pendant de nombreuses générations, les rois écoutèrent les lois et demeurèrent attachés au principe divin auquel ils étaient apparentés. De même que les formes sont le principe d’organisation de la matière, les lois étaient déduites de l’ordre de la nature. La justice était rendue par les rois en leurs palais avec sévérité et tempérance. Les écrits du philosophe à ce sujet illuminèrent mon jugement et je ne puis contester la supériorité divine du glaive du roi Perlas. Mais quand l’élément divin vint à diminuer en eux, par l’effet du croisement avec de nombreux mortels, ils tombèrent dans l’indécence. La frénésie les poussa à étendre leur puissance. Ils bâtirent sans retenue et la consécration des dons d’Haïmadon ne se vit pas entravée par la matière à disposition. Dans la folie de la superstition Perlas Cosmoï eut le désir de voir se dresser une tour capable de les mener droit vers l’Olympe. Ils assemblèrent une armée de petites mains venues des pays voisins et menèrent à bien cette entreprise en moins d’une décennie. La tour fut élevée en toute démesure. Plus de trente mille âmes rendirent leurs dernières forces accordées à la volonté souveraine de Perlas qui donna son nom à l’édifice.
Le roi des rois, dans sa dévotion et son amour du dieu, fut pris de passion pour les récits de peuples venus du Nord. Ceux-ci contaient la merveille de sentir une pluie froide et collante qui couvre tout un pays d’un blanc immaculé. Dans le désert où le soleil d’été pouvait faire cuire des oeufs couvés, Perlas Cosmoï exigea qu’on lui permette d’assister à ce spectacle. Ses sujets craignirent les châtiments de leur héros et ils façonnèrent de la neige à son dessein. Le roi put découvrir les joies de l’hiver. Au cours des trêves automnales, certains pharaons se seraient adonnés à dévaler la dune aux côtés des rois perlantes. Afin de loger leur peuple toujours grandissant, les visiteurs de tous pays et pour, pensaient-ils, honorer le dieu du sang, de la mer et des océans, ils conçurent des prolongements capables de gîter les hommes dans la baie et de les abriter vagues. Ils étendirent leur propriété à la mer en forgeant des îles nouvelles en forme de palmier d’abord, puis aussi larges et pléthoriques que notre monde connu. La première fut érigée sur une digue faite de sable versé telle une dorsale au fond de l’océan. La seconde île conçue de la main de l’homme fut inventée par un architecte prodige de Perlantide. Grâce au concours des facultés de géographes, de marins et de bâtisseurs, ils firent émerger des flots le Cosmos, une île tracée selon les cartes qui étendait la surface de l’empire des hommes jusque sur la mer.
N’ayant d’ennemis que les guerres intestines et les dieux, ils ne se soucièrent plus de former de défense face aux envahisseurs. Ils usèrent de leurs dernières ressources d’orolite afin de bâtir la tour désirée par Perlas Cosmoï pour tutoyer les cieux. La cité couvrait bientôt entièrement leur continent, si bien que l’agencement des routes, des habitations et des parcs avait supplanté le désert. Ils formaient des bassins et des lacs artificiels en plein coeur de la Perse comme autant d’oasis pour le plaisir des yeux. Les hommes sacrifièrent leurs moyens de locomotion, leurs machines volantes et leurs outils d’orolite en imaginant satisfaire leur dieu commun. Les bâtiments toujours davantage agrandis devenaient si vastes et si élevés que, dans les rues, le soleil ne frappait qu’en son point le plus haut. Seulement, sous le poids de tous les temples agencés en un seul lieu, le sol d’où avaient jailli les sources et dans lequel ils avaient creusé trop profondément, commença de s’affaisser. Le sol craqua d’abord en un tremblement sans pareil qui effraya les habitants piégés par la terre qui les avaient nourris. La cité entière de Perlantide s’enfonça sous le niveau de la mer. Haïmadon revint alors, alerté depuis l’Olympe par le projet pharaonique du roi des rois. Il fit le constat de la démesure des humains, conduits par leurs passions pour sa création à étendre leur domaine au-delà du don premier qu’il leur avait fait. Les sentiments des Perlantes envers le divin les conduisirent à se défaire de son oeuvre pour célébrer la leur. Perlas Cosmoï fut celui qui se vit le plus rudement condamné par le dieu du sang. Pour son esprit de défi envers ses pères, Haïmadon lui confia un morceau de terre sèche qu’il dut travailler jusqu’à le rendre fertile. De toute éternité, Perlas déchu se vit contraint de cultiver sur le sable et vit son oeuvre chaque nuit balayée par le vent. Il ne fut plus question de vivre en harmonie avec les lois de l’Olympe dès lors que Perlas exerça comme un tyran sa force issue de sa parenté. Les Égyptiens pillèrent avec une grande facilité l’or et l’argent du continent mais ne purent en aucun endroit trouver d’orolite. Le dieu du sang entra dans une colère de plusieurs mois durant laquelle il fit déferler les tempêtes sur les rois et leurs peuples. La pluie ne cessa pas de tomber du début de l’été à la fin du printemps suivant. Les rues inondées noyèrent d’abord les mendiants et les enfants. Puis les temples furent érodés par l’orage de grêle qui s’abattit dans le désert. Les fureurs terribles du dieu étaient jusqu’alors inconnues des Perlantes qui demandaient quelle injustice les châtiait. Haïmadon détruit de sa main ce que les mortels avaient bâti. Comme les hommes et les femmes se réfugiaient dans les tours de la cité, le divin s’offusquait de cet ultime affront. Il n’eut d’autre choix que de provoquer la crue des océans qu’il vit comme le remède à la mauvaise répartition de son flux en chacune de ses parties. Et la mer effaça de la croûte terrestre les palais et les îles, le bétail et les champs. Il ne demeura de Perlantide qu’un souvenir distant, un souffle qui parvient à l’oreille de ceux qui savent écouter en silence.
Aujourd’hui, il ne subsiste qu’une trace écrite de ce continent. Il est probable que les fonds marins comportent les stigmates de la splendeur passée de Perlantide et de la violence de sa chute. Il est préférable d’émettre quelques doutes quant à la possibilité de trouver la cité qui fut détruite dans la rage nécessaire du dieu du sang. Le dieu dans sa fureur a englouti les îles construites par l’orgueil des humains autant que le désert. Ils ne s’étaient pas prosternés assez bas devant la toute - puissance divine et avaient cru rivaliser en nombre, unis dans leur volonté, rivaux en toute autre matière. Si une telle entreprise venait à exciter en vous une passion pour la plongée, il vous faudrait des années de recherches à sillonner les bas- fonds de l’océan Indien et du golfe Persique avant de trouver un indice. Il se pourrait que l’on découvre en quelque endroit de l’océan un gisement épuisé d’orolite. Certains ont pu en désirer la découverte qui sans doute eu fait leur fortune. Nous disons que cette cité était la plus riche d’entre toutes et que les rois qui y exerçaient leur pouvoir étaient de lignée divine. Il est probable que nulle cité à l’avenir ne connaîtra de telles déconvenues car le monde tend vers sa perfection et parce qu’il serait insensé de croire que les dieux de l’Olympe n’accordent pas aux hommes tant de libertés. La fierté humaine et leur crainte des dieux ont eus raison de cette nation qui fut un temps la plus fabuleuse.
-Je suis surpris par la tournure qu’ont pris les évènements. Vraiment je...
Une lumière les éclaira brusquement.
- Salut Pierrot. Désolé, je débarque.
- Bonjour Jean. Eh bien, tu as tout raté. Visiblement, l’histoire touche à son terme.
- Ah, zut ! Et pourtant, je me suis dépêché de manger ! Je te jure, j’ai même pas fini mon sandwich !
- Oui, eh bien... Mais, tu manges des sandwiches, toi, maintenant ?
- Bah ! J’avais faim ! Oh, attends, j’ai du saucisson coincé entre les dents... Oups ! Pardon, regardez ailleurs. Heureusement, j’ai les ongles longs.
- Mais pourquoi fais-tu... On n’a pas besoin de... Ah ! Mais tu t’essuies sur ta tunique. C’est de pire en pire avec l’âge. Arrête ! Non, ne me touche pas !
Il y eut quelques bruits de lutte avant un grognement final qui annonçait la victoire de l’un des deux.
- Voilà ! Bon, donc, je disais : tu as tout raté.
- Ouais, ouais...
Le nouvel arrivant s’installa à la gauche du premier. Il posa lourdement un livre volumineux sur la table qui les séparait de l’autre. Il l’ouvrit à un signet et se saisit d’une plume, tout en faisant des bruits de succion avec la bouche.
- Mais vous pouvez pas tout recommencer ? demanda-t-il.
Il s’adressait au troisième personnage. Une pause.
- C’est à moi que vous parlez ?
- Bah oui, pas au pape ! répondit la nouvelle voix, à droite.
Il gloussa.
- Cher monsieur. Mon histoire a duré au moins trois heures, répondit l’autre.
- Bah ! C’est pas si long ! Et puis, on parle de vous, là.
- Pardon ?
- Ça devrait vous faire plaisir.
- Mais, monsieur ! Vous plaisantez ? Comprenez que ce que j’ai à dire n’est pas très agréable.
- Oh, mais ne vous inquiétez pas pour moi, j’ai hâte de vous entendre !
- Excusez-moi ?
- Eh bien, oui, pourquoi croyez-vous que je me sois dépêché ainsi ? Je suis tout le temps en retard, d’accord, mais là, j’ai fait un effort. Enfin, normalement, je suis vraiment en retard. C’est que ce n’est pas tous les jours qu’on peut rencontrer quelqu’un de votre trempe ! Une vie si bien remplie ! Ouais, ça, ça sera pour des siècles et des siècles ! Je m’en serais voulu de vous avoir raté. Non, non, allez ! Je vous écoute. En selle !
- Mais monsieur, cela suffit ! Je vous écoute, rien du tout ! J’ai l’impression de cuire une pierre !, s’exclama-t-il avec force, vous voulez, vous voulez ! Combien de fois vais-je devoir me répéter ? Je suis épuisé ! Qu’on me laisse ! Me reposer !
- Mais enfin, ne vous énervez pas...
- Et puis, comment me connaissez-vous ? Ma vie, ce que j’ai fait ? Si vous savez déjà tout, pourquoi me tourmentez-vous ? Et puis d’où provient cette lumière aveuglante ? Où sommes-nous ? Qui êtes-vous ? Comment suis-je arrivé jusqu’ici ?
Il regardait partout autour de lui.
- Est-ce un interrogatoire ? Est-ce mon supplice ? Les Ombres sont-elles en fait lumineuses ? Si je refuse, allez-vous sortir les pinces et les épines ?
- Calmez-vous, dit la voix de gauche, il ne s’agit pas du tout de cela. Nous sommes ici pour tout consigner une bonne fois pour toutes. Pour faire le bilan.
- Le bilan ! Le bilan ! Mais quel bilan ? De quoi ?
- De votre vie, continua posément la voix, écoutez, ça n’arrive pas tous les jours.
- Une fois par existence pour être exact, renchérit la voix de droite.
- Vous devriez en profiter, ajouta celle de gauche.
- De toute façon, vous êtes bloqué ici tant que vous aurez pas tout déballé, dit l’autre d’un ton léger.
- Jean ! dit l’autre, énervé, un peu de tenue à la fin !
- Bah quoi, c’est vrai ! Moi je vous demandais la permission par politesse, mais en fait, vous n’avez pas le choix, dit-il au troisième homme, goguenard.
- Tais-toi ! Bon, écoutez, soyez compréhensif. C’est notre travail. Et Jean dit la vérité ; il devait tout écouter lui aussi ; de toute façon, il doit tenir le registre et va devoir faire un compte-rendu. C’est la loi. Il n’était pas censé arriver en retard, dit-il, semblant s’incliner vers l’origine de la voix de droite avec insistance. Alors autant rendre ce moment agréable pour tout le monde. Donc, continua-t-il, d’un ton plus autoritaire, reprenez tout depuis le début. Ce sera d’autant plus clair pour les nouveaux arrivants.
- On va en avoir plein les mirettes ! Enfin les esgourdes ! Top départ ! Go !, dit la voix de droite avec enthousiasme.
- Jean, je te préviens, je...
- C’est bon, c’est bon, je me tais, je me tais.
Jean reprit sa plume qu’il tint prête à l’emploi. L’autre s’était calmé. Il gardait le silence. Il regarda les deux formes qui lui faisaient face, énormes, formidables et qu’il distinguait à peine en contre-jour. Il jeta un coup d’œil circonspect autour de lui pour la énième fois, ne voyant rien de particulier que cette pièce vide, blanche, extrêmement propre et baignée de lumière. Il s’agita sur sa chaise qui craqua et puis enfin, ramena en se redressant les mains sur la table de chêne parfaitement lisse qui le séparait des deux autres. Il soupira et tout son corps se détendit. Ses épaules se relâchèrent et son buste s’affaissa. D’une voix plus posée, il prit la parole.
- Bon, très bien.
- Génial !
- Jean.
- Pardon, pardon.
- Je m’en souviens comme si c’était hier. Le sentiment de honte était tel que...
- Non, non, non, coupa la voix de gauche qui semblait commander, ça c’est la fin. Vous devez recommencer depuis le début.
Il leur lança un regard lourd.
- Mais je commence où je veux. C’est mon histoire. Et tâchez de ne plus m’interrompre.
Ils gardèrent le silence.
- Donc. Je disais. Je l’avais tué. Des années après, j’apprenais sa véritable identité comme ça, sans prévenir. Je sentis tout mon sang refluer de mon visage ; mes membres devenir lourds, si lourds qu’il me semblait que j’allais tomber. J’avais une conscience si aiguë de tout mon corps. J’en sentais la moindre veine, la moindre artère pulser effroyablement, comme si elles allaient éclater, comme si mon sang allait jaillir en torrents et s’échapper pour abreuver la terre qui criait vengeance. Une chaleur épouvantable m’enserrait la gorge. Je suffoquais. Il me semblait entendre se rapprocher tous ensemble des cris d’oiseaux effrayants et des battements d’ailes, la note aiguë et assourdissante d’un millier de serpents qui sifflaient de concert. Je me suis assis. Je reprenais doucement conscience de ce qui m’entourait. Le soleil me martelait le crâne de ses coups. J’étais trempé de sueur. Les mains fébriles. J’avais envie de vomir. J’y repensais encore et encore ; je ne pouvais me détourner de cette vérité qu’on m’assénait : j’avais été coupable, à mon insu. Je voulais partir loin, loin, loin de cette cité dont j’avais gagné la couronne. Disparaître. N’être jamais né. Et puis la colère. Une immense colère s’est soudainement allumée en moi et ronflait comme un brasier dans un foyer que je ne voyais que comme un volcan, attisé par un soufflet titanesque. On m’avait bien eu ! Qui ? Qui était responsable ? La Providence. Le hasard. Mes parents, ceux qui m’avaient élevé. Je blâmais la route d’avoir été si étroite. Je blâmais mon père, ce vieil âne, pour avoir été si fragile. Quelle injustice ! J’étais comme celui qui s’aperçoit soudain avoir été joué, qu’il a perdu contre un adversaire aux dés pipés. Je pris une pierre et la fracassai par terre. Une autre et la lançai contre la falaise de toutes mes forces. Je me mis à genoux et labourai la terre de mes poings, la griffai jusqu’à ce que mes ongles se déchaussent. Je me frappai le front contre le sol, pleurant comme une source de montagne, bavant comme le Cerbère, comme trois. Mais rien n’y faisait. Je l’avais tué, misérablement, d’un coup, sur cette route sordide qui menait à Corinthe, comme aurait pu le faire un simple maraudeur pour quelques piécettes ; pire, parce qu’il avait refusé de me céder le passage, à moi, fils de roi ! Alors, je suis resté là, à sangloter jusqu’à la tombée de la nuit, prostré. Puis, sous le couvert apaisant de son manteau, comme le froid d’une lame rafraîchit le front, je remontai au palais la nuit.
J’allai dans mes appartements, évitant chaque sentinelle, chaque serviteur, saisis le stylet et me crevai les yeux.
Il se prit la tête entre les mains et se tut. Des larmes laissaient de fines traînées brillantes dans sa barbe.
- Je suis désolé, dit Pierre doucement, Je sais que c’est difficile d’en reparler, c’est comme tout revivre. Mais je vous assure que l’effet en est positif. Vous voulez un verre d’eau avant de continuer ?
L’homme ne répondit pas. Il sanglotait. Jean brisa le silence. Pourquoi les yeux ? demanda-t-il, et Pierre qui s’énerve, Quoi ? Ça te suffit pas ? C’est pas ça, il y a un truc que je comprends pas. Et Jean parla d’oreilles à couper, d’amputation diverses et variées, de sepukku et d’émasculation. Il insistait : Pourquoi les yeux ? Pierre y réfléchit à voix haute, tout en faisant la grosse voix pour tenter de faire peur à Jean, cet incorrigible irrévérencieux. Il aligna plusieurs raisons pêle-mêle, comme quoi c’était pour ne plus voir l’insoutenable vérité, pour ne plus risquer de regarder sa mère ou ses proches dans les yeux, pour ne plus pouvoir désirer la seule chose qui lui était interdite, se castrer en somme, métaphoriquement, comme aurait dit l’autre. Cette dernière mention remua un peu le vaste océan de vase qui constituait la mémoire de Jean, et qui, comme pour tout bon gratteur de papier, était à majeure partie constituée de pensées immédiates et superficielles. Il faut bien le dire. Vous ne trouvez pas ? Il dit, avec un air de sage, que ce n’est pas le désir incestueux qui est à l’origine du parricide et de l’inceste ni même qui remue les tripes de tout un chacun mais tout simplement un désir qui copie ceux d’autrui. Qu’est-ce que tu veux dire ? La raison est simple et il s’agit de l’expliquer clairement. L’homme connaît un vide existentiel : il désire l’être, être au monde, l’absolu en somme. Mais comment y accéder ? Que désirer, parmi la vaste majorité des choses qui composent le réel ? Tout simplement la même chose que son prochain. L’autre, parce qu’il désire quelque chose, a l’air supérieur, plein et entier ; l’objet de son désir ne peut donc qu’être d’une importance capitale : c’est cela, le chemin vers l’absolu ! Ainsi, notre ami ici présent ne désirait pas vraiment coucher avec sa maman ni tuer son papa, mais il ne faisait que copier le désir de la figure paternelle. Et donc, désir incestueux, cela revient au même, mon pauvre Jean. Mais non ! Parce qu’à l’origine de ce désir, il n’y a pas de violence, puisque c’est uniquement par mimétisme que l’on désire ; contrairement à ce qu’on a pu avancer, l’homme n’a donc pas de désir de mort, ni de véritable pulsion qui guide ses actes : il n’a pas un objet défini vers lequel il se tourne, il copie, c’est tout. La violence vient après, en réponse à ce refus de la société qui dit : désire ce que je désire, mais ne désire pas ce que je désire. Ainsi, se crever les yeux, c’est briser ce cercle infernal, c’est refuser de voir ce que l’autre désire, c’est en définitive ne plus être un homme et devenir un monstre ou un homme au-dessus des autres, ce qui est la même chose. Les yeux, c’est le symbole du mimétisme : tu vois et tu imites. Même si personnellement, lui, Jean, pensait que c’était aussi parce que c’était quand même bien plus pratique à crever que des mains à amputer ou des attributs masculins à émasculer. Merci ! pour ce petit point théorique. Que ce n’est rien. Puis le silence se fit de nouveau. L’homme n’avait pas cessé de sangloter pendant tout leur échange, qui avait duré vingt bonnes minutes. Ce fut Pierre, cette fois, qui rompit le silence.
- Mais..., dit-il, d’un ton hésitant, vous ne l’avez pas évoquée, justement, votre mère ?
- Ou plutôt votre femme, dit Jean.
- Ou plutôt votre femme, dit Jean.
- Ce n’est pas la chose à dire, Jean !, dit Pierre en haussant la voix.
- Coupez !
Tout le monde soupira dans la salle.
- Non ! Naze ! Tant pis ! On y reviendra. Scène suivante : Jocaste fait son entrée et va réconforter Œdipe dans une scène poignante. Top départ !
Et en fin de journée :
- Les cocos. Briefing. Jacquie, très bien les larmes, bonne initiative, mais c’est marqué « Pleure à chaudes larmes » ; les pleurs, il faut sangloter vraiment, hein, chouiner presque. Faut le faire pleurer aussi, le spectateur. Là, c’est-à-dire qu’on est avec un personnage qui regrette, qui se ronge les sangs, qui s’est rongé les sangs jusqu’aux os si j’ose dire.
- Oui, mais...
- Parce qu’Œdipe, c’est quoi ? Moi, je dirais : c’est le remords, le remords pur, d’accord ? Le gars, il regrette tellement qu’il se crève les yeux, tu vois ? C’est son châtiment volontaire, c’est l’aveuglement volontaire, le vide désiré, l’évidement de sa personne pour ne plus faire qu’un avec le grand tout. Il s’embaume lui-même le mec, tu comprends ?
- Oui, mais justement...
- Mais c’est pas seulement pour plus y voir, pour plus rien comprendre au monde, au contraire, il comprend tout, mais c’est pour ne pas continuer. Œdipe, c’est le bout du rouleau. Et pourtant, il va continuer dans le malheur. Et que je te tue ses fils qui s’écharpent entre eux, et que je t’emmure ta fille vivante... Tu comprends ?
- Oui et...
- Attends, je vais t’écrire tout ça sur un tipapier. chouiner... châtiment... bout du rouleau... J’abrège en BDR. Voilà. Tiens, prends ton tipapier.
- Merci. Et pour le...
- Et puis Œdipe, c’est la douleur aussi. C’est les larmes mais aussi des cris. Il faut faire mieux que Castellucci, Jacquie, là.
- Oui, bon...
- Donc voilà, conclusion du schmilblick : ne pas hésiter à aller dans la caricature. Oublier l’adolescent torturé à la petite semaine. Déchirer l’espace-temps. Mais c’était bien, continue comme ça fiston.
Ils partirent tous et seul resta le jeune avec sa fausse barbe blanche. Les énormes néons s’éteignirent l’un après l’autre ; resta la faible lumière de la lampe du metteur en scène, accrochée à son siège. Il était debout, les bras ballants et immobile, écrasé sous l’énormité de sa tâche.
Au-delà de la Lune, au-delà de cette frontière qui, lorsqu’on la franchit, nous fait entrer dans le monde supralunaire des planètes et des soleils, les astres tournent invariablement ; ces gros corps, trop immenses pour que l’esprit humain puisse les embrasser d’un seul coup d’œil, doivent être fragmentés, à regret peut-être, en données, masses volumes, pressions et calculs, à moins d’en être très éloignés ; ils vibrent dans le vide, résonnant tous ensemble comme les cloches d’un troupeau ; ils jouent des rayons lumineux, des reflets et des gaz pour former une chorégraphie parfaitement ordonnancée, prévue depuis des millénaires ; ils poursuivent leur course inexorable et ennuyeuse.
Ce n'est pas à Athènes, à Delphes ou à Patmos ; c'est loin des ossements d'Ariane qui blanchissent à Naxos, loin de Mycènes qui a tant vu qu'elle tombe en ruine, loin de Corinthe et d'Épidaure. C'est ailleurs. La scène se passe là où l'on situera les tragédies dans un ou deux millénaires – si dans deux mille ans on joue encore des tragédies. L'action se déroule chez nous, à nos portes, dans nos rues et entre nos immeubles. La lumière qui l'éclaire est celle des lampadaires et de l'électricité domestique. La maison où commence le drame a été construite par des ouvriers encore vivants, dessinée par un architecte encore vivant. Dans deux mille ans, son nom ne résonnera pas plus que ne résonne aujourd'hui celui des concurrents de Phidias et de Callicrate.
Situons cette maison dans quelque faubourg, dans une banlieue chic. Un portail en acier, la maison, en retrait, au haut d'un monticule de verdure, une sente qui monte au garage, une allée pierreuse pour flâner dans ce qui ressemble à un jardin de goût vaguement japonais, au centre duquel se dresse – quoi ? un magnolia, un cerisier ? ; la nuit ne permet pas de le savoir. Des buissons s'échappe un parfum de fraîcheur ; l'air est humide. Le ciel, pollué encore par la proximité de la ville, ne rend pas justice aux étoiles. En rase campagne grouillerait à cette heure déjà une fourmilière de constellations. Le soir est avancé ; il doit être autour de onze heures. La baie vitrée du salon exhale une lumière orange dans le jardin. Elle fait flamber tout ce théâtre d'ombres. On aperçoit, depuis le sentier qui mène à la maison, un intérieur cossu, rond et riche comme le tracé de l'architecture, comme le soin du jardin, comme les alentours.
Voilà le décor planté – la tragédie a élu domicile dans le confort du drame bourgeois.
Pour seul personnage à ce commencement de scène, un homme au piano, dans le salon. C'est Orphée. Il travaille pour un concert qu'il doit donner dans quelques jours. Maintenant qu'il a fait ses gammes, aiguisé ses octaves, il exécute la cadence qu'il a lui- même écrite pour le concerto qu'il jouera. Il tient beaucoup à cette cadence. Il sait que, en l'écrivant, c'est à Eurydice qu'il pensait – Eurydice, sa femme. Il est somptueusement fier de cette cadence ; il a mis en elle, jusque dans les soupirs, jusque dans les replis cachés, insipides de la mélodie, et dans les démonstrations de bravoure, tout l'amour qu'il a d'Eurydice. Cette cadence est une preuve : quand Eurydice l'entendra, elle saura, elle comprendra l'amour pour elle d'Orphée. Cette cadence, qui est démesurément longue et savante, est devenue pour Orphée la forme même de l'amour. Alors ce soir, après octaves et gammes obligées, c'est l'amour qu'Orphée exécute sur le piano du salon.
La cadence remplit, gonfle le monde. L'arbre et les arbustes au jardin, les alignements de pierres, la taille des buis – semble pousser sur ces natures inertes un vent de musique ; ce choral, ces arpèges, cette ébauche de fugue leur répondent exactement, traduisent d'un souffle leur existence silencieuse. Peut-être que quelques-unes des bêtes de nuit que l'on voit même sur les boulevards périphériques s'attardent, pour écouter. Orphée charme les mélomanes et les dames patronnesses du monde entier ; ce n'est pas un renard ou une chauve-souris qui fera la fine bouche.
Au pied de cette estrade où Orphée répète, indisputé, s'étale, garé au bord des trottoirs, un auditoire de voitures, sous des réverbères qui prolongent et la lumière du jouret l'horizon gris de l'asphalte.
Mais soudain un coup de téléphone interrompt la répétition. Orphée s'arrête,commotionné par cette tonalité froide qui fait irruption dans la moire de sa cadence. Cet appel du dehors a l'indélicatesse d'un œil qui surprendrait, par le trou de la serrure, son amour avec Eurydice. Orphée se lève, va décrocher.
Dans le combiné un homme s'enquiert de son identité, puis décline la sienne. C'est l'hôpital. Eurydice a eu un accident et ils ne pensent pas pouvoir faire grand-chose. Orphée promet de se rendre auprès de sa femme immédiatement.
Il est effondré. Le vrille encore au crâne la dissonance du malheur, l'infâme sonnerie du téléphone. Il sait qu'à l'autre bout du fil la troisième Parque empoigne ses ciseaux.
Orphée en catastrophe se rue dans le garage pour prendre la voiture et filer à l'hôpital. Au volant, il maudit les Asclépiades, ces incapables assermentés. « Nous ne pensons pas pouvoir faire grand-chose... » La médecine vient toujours trop tard. Le serpent d'Esculape ne se lève qu'à la tombée de la nuit.
Orphée arrive devant l'hôpital, trouve une place, surgit à bout de souffle dans le hall, demande Eurydice. On lui indique la chambre. Sixième étage. L'ascenseur est juste ici, monsieur. Il s'y engouffre.
Sixième étage.
Orphée monte aux Enfers.
L'ascenseur s'ouvre sur un couloir immense. Une abomination de linoléum se déploie dans une odeur de javel et de croissants chauds. Orphée avance, guidé par les numéros, jusqu'à la chambre. La voilà. Il frappe ; un médecin, ou un interne, ou un infirmier, ou que sait-il encore ? – le fatum en blouse blanche vient ouvrir. Avant de le faire entrer, il l'entraîne un peu plus loin dans le couloir, la main posée sur l'épaule d'Orphée pour se forcer à la compassion. Ce qu'il a à lui annoncer n'est pas facile, oh non... Eurydice est morte.
Puis Orphée est introduit dans la chambre – mortuaire. Une dévastation déchire ses entrailles. Mais d'abord il ne voit, il ne peut rien voir : la blancheur logicienne, la blancheur accusatrice – la blancheur de Jugement Dernier dans la chambre engloutit toute forme. Ce n'est qu'au bout de quelques minutes que l'ombre et les contours reviennent, qu'un corps se dessine sous les draps blancs, d'où dépasse le visage d'une femme brune. Elle est très belle ; et sa beauté est étonnamment parente de la beauté d'Orphée ; et ces deux beautés, mises en contact alors, se reconnaissent, entretiennent une affinité qui saute aux yeux autant qu'elle échappe à la raison. Orphée dit « C'est bien elle », et regrette déjà ce mot idiot. Eurydice a l'air de dormir ; il lui semble qu'elle a souri quand il s'est approché. Elle est intacte, virginale, à elle-même restituée ; on ne peut pas croire que cette vestale ait pu tolérer un heurt, un choc, un « accident ». Qu'est-elle allée mourir seule, sans lui, sans Orphée ? Ne fallait-il pas, pour qu'elle mourût, qu'elle fût vieille auprès de lui ? Devait-elle, pour mourir, nécessairement s'absenter ? Et fallait-il qu'Orphée fût contraint, ô marasme de l'impuissance, d'assister en simple témoin à sa solitaire dormition ?
Orphée reste perdu en ses pensées. Autour de lui, à lui parlent des médecins, s'agitent, il se demandera même si on ne lui a pas fait signer des papiers, donné des informations, dit des choses qu'il faut qu'il retienne. Il n'en gardera qu'un souvenir confus, bourdonnant. Son âme est en aparté. Et voilà ce qu'il dit, dans son âme, auprès du lit d'Eurydice :
« – Eurydice, je jette sur toi un dernier regard. Et puis je ne te regarderai plus, je ne te verrai plus. Eurydice, écoute-moi : tu n'es plus morte. Quand je vais quitter cette chambre, tu te lèveras et tu me suivras. Les autres n'y verront que du feu, ne te soucie pas de ça. Je marcherai jusqu'à l'ascenseur, au bout du couloir, et tu marcheras derrière moi. Tu entreras avec moi dans l'ascenseur. Nous descendrons ensemble au rez-de-chaussée, et lorsque je quitterai l'hôpital, aussi le quitteras-tu avec moi. Et je monterai dans la voiture, et tu monteras toi aussi, sur le siège arrière ; oui, Eurydice, tu monteras à l'arrière parce que en échange de ta résurrection, je jure de ne pas te regarder. Tu vois, je ne suis pas trop exigeant avec les dieux ! Je ne demande pas le corps d'Eurydice, la chair d'Eurydice ; je les implore seulement de m'accorder encore la présence d'Eurydice. Je veux pouvoir me dire qu'Eurydice respire derrière moi, que ce souffle qui passe sur mon épaule est bien celui qui garantit la vie d'Eurydice. Non, je ne te regarderai pas ; il ne faut pas trop en demander à la mort, sinon elle ne nous laisserait pas ce répit. Mais le marché est honnête : tu pourras vivre et je ne pourrai pas te voir. Mais quelle risible cécité !, puisque je te saurai vivante. Il vaut mieux te savoir exister hors de mes regards, plutôt que de voir ton corps inerte et raide. Es-tu d'accord, Eurydice ? Veux-tu de cette chance – conditionnelle, certes, mais inespérée, ô mon Eurydice ! – que, j'en suis sûr, les dieux nous concèdent ? Ô, si tu es d'accord, Eurydice, ne dis rien, ne bouge pas, continue d'afficher ce sourire impassible et stoïque que la striction de la mort, en ses lois silencieuses, t'a imposé... Tu ne dis rien... Tu ne bouges pas... Ô miracle !... Eurydice, je vais faire tout comme je t'ai dit... Viens ! Suis-moi !, unique et doux objet de l'amour le plus tendre !... Quoi ?... Quoi, que dis-tu ?... Non, bien sûr, non, je ne te regarderai pas... »
Et voici qu'Orphée quitte la chambre et se dirige vers l'ascenseur. Lorsque l'ascenseur s'ouvre, il prend bien garde d’ouvrir les yeux, car un grand miroir est accroché à la paroi qui lui fait face. Il pénètre dans la cabine, entrouvre faiblement les paupières pour appuyer sur le bouton RC, les referme aussitôt. On descend. Eurydice est avec lui. Eurydice doit être avec lui.
Orphée quitte l'hôpital et rejoint sa voiture. Il ouvre la portière arrière, détourne la tête pendant quelques secondes, le temps qu'Eurydice s'installe, et il referme la porte. Il monte à son tour. Avant de mettre le contact, d'un coup sec il arrache le rétroviseur central, s'ôtant toute possibilité d'y surprendre un reflet d'Eurydice. Il peut enfin démarrer.
D'abord Orphée projette de retourner à la maison. Eurydice sera trop heureuse de retrouver la consolation du foyer ! Et le soir pourra reprendre, comme tous les soirs, comme toujours, et ils pourront communier ensemble au Léthé de leurs habitudes, loin du monde qui tout à l'heure – mais qui s'en souciera ? – a fracassé Eurydice.
Mais Orphée manque délibérément la sortie qui doit les reconduire chez eux. Il continue, sur la route que les phares semblent déplier exprès, à rouler, rouler, rouler.
Il parle à Eurydice. Il lui demande si elle se sent bien, si elle n'est pas fatiguée ; si elle ne veut pas qu'il allume le chauffage, ou la climatisation, qu'il ouvre une fenêtre ; s'il peut mettre la radio, s'il doit l'éteindre. Il ne perçoit pas bien ses réponses – qu'importe : il sait d'avance ce qu'elle répondra, ce qu'elle répondrait. Il connaît Eurydice sur le bout des doigts ; il entend ce qu'elle dit sur le bout de la langue.
La route est cernée par des arbres hostiles. On dirait qu'ils n'aiment pas être dérangés par une voiture à une heure pareille. Jusqu'à l'habitacle parvient une odeur de sureau, de lisier par moments – Orphée roule depuis plusieurs heures, il ne sait pas où il est, il ne sait pas où ils sont. Il a usé tout ce qu'il avait à dire. Comme Eurydice il s'est résigné au silence.
D'autres heures passent. L'ombre rose de l'aurore se dessine à l'horizon. On est entre loup et chien.
Orphée est pris soudain d'un sursaut. L'approche du soleil hâte sa décision. Il retrouve la parole :
« – Eurydice... Pardonne-moi... Nous venons de vivre notre vie en une nuit... Je n'estimerai jamais assez le prix de cette nuit... Eurydice... Tu es morte sans moi ; cela m'était insupportable...
– Oui, à moi aussi, lui répond Eurydice. Je ne pourrai jamais mourir avec toi, Orphée ; ça n'existe pas, ça ne veut rien dire, je m'étonne même de devoir te l'apprendre. Mais maintenant que je suis à demi morte, le chemin n'est plus très long... Je ne peux pas mourir avec toi ; alors qu'à tout le moins je meure par toi. »
Orphée s'arrête sur le bas-côté. Résolu, il se retourne. Il n'a pas le temps de voir Eurydice vivante ; déjà elle est redevenue le masque froid et souriant de l'éternelle accidentée.
Autour de midi Orphée est de retour à l'hôpital. Il confie le cadavre d'Eurydice aux Asclépiades.
On enterre Eurydice après-demain. C'est dans le cimetière de la commune où elle a vécu avec Orphée.
La tombe d'Eurydice n'est pas au Céramique.
Dans la vallée où coule éternellement le Léthé aux eaux imaginaires que refuserait même de sa lippe sèche et velue le limier exténué par une chasse infructueuse trois voix ont chanté portées par le vent humide couleur du temps suspendu comme un dais étoilé et les brumes ont enveloppé ces silhouettes-porte-voix dressées sur des rochers de soufre et de granit fumant déjà entraînées par la roche happées par le minerai à se minéraliser sur le flanc du Léthé fleuve de l’oubli
La première a dit ce qui suit en des mots hypnotiques mais furieux son souffle elle le reprenait comme la Samaritaine tire son seau d’eau du puits espérant que le seau remontera des eaux nouvelles
« L’opiomane a gardé sur ses dents la marque de son opium sifflé entre ses lèvres la marque de la seringue plantée dans la veine droit au cœur de l’héroïnomane la chaussette oubliée dans le berceau de l’enfant mort-né et tout souvenir d’avoir été avant que ne s’oublie la mémoire impérissable qui martèle l’esprit étend son empire jusqu’à soumettre la volonté et l’empoigner à la gorge pour lui faire avouer sa défaite ô la mémoire qui tape à la machine ses listes et ses tableaux en riant qui collecte inlassablement les signes et les symboles et les correspondances ineptes ne cessent jamais comme la balle au flipper renvoyée de-ci de-là et le corps et l’esprit et les yeux qui remarquent et le nez qui sent à nouveau et la bouche qui goûte la lèvre pareille à la lèvre défunte et les mains que l’on voudrait immobiles mais qu’un tremblement trahit ces mains qui ont tenu la pioche le marteau le manteau d’un enfant avant qu’il ne sorte et que le froid ne l’emporte et ces mains qui ont griffé avec désir le corps ridé qu’elles tapent encore ces mains pour ne plus entendre l’écho des voix qui se sont tues qu’elles pleuvent de coups ces mains fermées pour ne plus recevoir trop généreuses le clou qui reste même après la rouille dans d’autres mains crucifiées et ce que je dis est déjà vu fleuve prends- moi dans ton lit mordoré reçoit ce corps avec ses tempes battants de vie dont chaque battement ouvre une crypte et déblaie des catacombes et fait renaître des squelettes qu’on ne pourra jamais tout à fait enfouir consume-moi fleuve Léthé que je meure tout à fait sans marque de la mort qu’il n’y ait pas toujours en moi ce souci d’hier qui pèse »
Et la voix qui prononçait ces paroles fut coupée par le tonnerre et les échos d’une voix plus convaincue encore et que les flots léchaient déjà au pied comme mille lézards attentifs mille vautours excités mille harpies attendant le cadavre
« Sous le pommier pleuvent les pommes et il faudrait être fou ou ingénu pour s’y coucher encore car la pomme c’est Newton et Newton c’est l’effondrement de mon esprit et de mon corps qui voudraient à eux deux dans une poussée inverse s’élever avec les dynasties d’anges ou même avec les diables qui se révoltent pour crever l’orbe et le ciel car la pomme de Guillaume Tell transpercée par la flèche qui veut s’en souvenir tout autant que la pomme croquée par le couple générique qui a ouvert le monde et l’a cloisonné dans la typologie absconse du monde créé d’où on n’échappe pas que l’on n’implose pas car tout mouvement est continuation ou arrêt partisan ou révolté toute respiration est partie prenante choix de la créature ou poursuite de son instinct et ce que l’on pose sur l’autel ou que l’on dépose sur la terre calice ou sac de marche cela n’est rien de plus que l’expression de notre épuisement nous qui sommes liés à la fatigue à la souffrance au harassement au labeur des pieds et des mains aux sueurs des pays tropicaux au rythme des saisons et des pluies couchés par la maladie levés par le désir tués par les bombes incompris par les langues alternativement trop étroits pour un monde trop immense et trop immenses pour un monde trop étroit c’est toi que je veux boire Léthé pour que tu m’ensevelisses et je veux visiter tes fonds de corail oublieux pour que tu laves et mon corps et mon esprit et que tu me donnes l’oubli des enseignements que je sois enfin l’homme neuf qui peut devenir et être aller et rester venir et partir l’être paradoxal sans racine dont les agissements immobiles dispersent les limites de la raison l’être par-dessus tu peux m’avoir Léthé à toi j’abandonne la dernière confiance »
Mais Léthé infatigable et insatisfait grossit ses flots et sa rumeur sourd dans les cavernes aquatiques où les truites pondent leurs œufs il voit tout le fleuve sans yeux il entend tout l’écoulement sans oreilles et on pourrait presque dire qu’il touche si les mains pouvaient ressembler à ces eaux qui claquent contre les falaises des mains d’un autre monde des abysses où s’insinue l’impalpable il est entré Léthé dans la grotte où gît le vieillard dont la voix cogne et résonne la troisième voix celle que Léthé a élu celle du vieillard dont il aimerait partager la couche
« Je me souviens je me souviens je me souviens attendez un instant que je vous le dise ce dont je me souviens et que l’on prête attention à ce que je vais dire car mes mots pèsent davantage que l’or que je vais transmettre à mes héritiers mais ce mot dont je me souviens il serait bon qu’un confident de la première heure ou peut-être qu’une ancienne maîtresse à qui je l’aurais livré sur l’oreiller après l’amour rincé de plaisir que ces gens-là à qui j’ai déjà ouvert mon cœur qu’ils viennent à mon chevet pour me le répéter ce mot dont je me souviens maintenant de manière imparfaite mais qui va revenir attendez qu’il soit provoqué par un geste ou par un parfum ce mot n’est pas tendre non il n’est pas facile à prononcer je me souviens il ressemble à une sorte d’ombre comme on en trouverait dans certains films à angoisse ou plutôt à une vague qui se retire en laissant le fretin sur les longues plages c’est un mot curieux avec des sonorités qu’on croirait inventé par un peuple de démons ce mot je ne l’ai pas oublié non je peux le dire ce mot je le sais puisque je l’étais je l’étais ce mot je l’incarnais c’est-à-dire qu’il était mon invention mon mot précieux »
Mais le Léthé avait élu cette carcasse croupissante ce fou inaudible qu’on débrancherait volontiers de la vie et Léthé couvrit cette voix de sa cape d’oubli heureux comme un enfant le soir où sa mère l’embrasse au front
Est-ce qu’il avait tiré sur mes paupières pour voir ce qu’elles cachaient ? Je n’aurais pu le dire avec certitude. Toujours est-il qu’il se tenait là, immobile ; un bout d’homme d’à peine un mètre, la tête toute blonde et ronde comme un poupon. Il n’était pas apeuré, et tenta même une approche, toute douce, irrésistiblement attiré par ma crinière. Je le sais car sa main accrocha longtemps ce petit bout de mèche quand je lui dévorai la tête. Les gens pensent que je suis un monstre. Je suis ce que j’étais. Monstre, dit-on. On ne raconte jamais les histoires des monstres. Enfin, on les raconte toujours du même point de vue : celui du héros. Monstres, la première chose qui nous sépare de l’humanité, c’est avant tout cette langue coupée par les récits. Qu’on ne vienne pas s’étonner ensuite qu’on dévore les voyageurs, « innocents » ne manque-t-on jamais de rappeler ! Alors, quoi, on n’aurait même plus le droit d’être jalouse ? Et puis, eux qui sont tant attachés au destin, n’est-ce pas le leur que d’être dévorés ? Eh bien non, jamais contents : qu’ils sont malheureux, les hommes, quand ils découvrent le destin ! Merde à la fin : sans nous, pas de légende. Tenez, sans mon frère, à Némée, croyez-vous qu’Hercule aurait été digne d’être lu ? Les onze travaux, avouez que ça fait tache. S’il n’y avait que cela : ma famille est joyeusement décimée depuis longtemps. Ma mère ? Exécutée, pendant son sommeil en plus. Cela dit, ce n’était pas faute de l’avoir prévenue, elle qui disait ne craindre personne, je ne cessais de lui répéter : « La mort ne vient peut-être pas le jour, mais la nuit, ça, c’est son affaire : pendant que tu dormiras, ils viendront te crever les yeux... » On n’aime pas toujours avoir raison.
« - Des années que je dis qu’il faut la supprimer, cette route ! Elle fout la gerbe, on n’y voit rien ! La voiture fit une nouvelle embardée. - Ralentis un peu, ce sera déjà ça... - Et qu’on arrive encore plus tard ? Non merci, ça fait dix heures que je conduis, j’en ai vraiment plein le cul. - Si tu me laissais un peu le volant, au moins. - Ah tu m’emmerdes hein, ferme-la un peu. Tu conduis mal, tu conduis mou, tu conduis comme une femme, et tu m’emmerdes. »
J’ai vu passer mille visages, tous différents, tous un seul : tous une gueule de manne. J’ai vu passer mille visages et n’en laisse passer aucun. J’ai rencontré toutes ces faces au moment où elles sont vraies, dévorées par la torpeur de ne plus exister, là, la seconde d’après, dans ma bouche démesurée. J’ai besoin qu’ils me voient ; qu’ils me sentent, qu’ils éprouvent ce vertige métaphysique du néant. Qu’il y ait chez les hommes cet orgueil stupide de la résistance, et chez les femmes cette protestation de vierge effarouchée : « Je n’ai pas livré mon corps ! ». Pour moi aucune différence, Crac j’arrache la tête, Crac je déchiquète la bouche, j’arrache le tissu pour ne garder que la chair, et me fait un manteau de leur scalp. J’ai dit : je suis ce que j’étais. J’ai dit : j’ai un frère, une mère ; mort, lui, morte, elle. Je suis, mais toutes ces arrachées je les suis aussi. À la trace. Je me souviens d’avoir été ma propre victime, un jour. Je me voyais approcher, terrifiante, ma queue de dragon s’agitant dans la broussaille de la forêt. Soudain j’étais dans mes griffes. J’étais hébétée et incapable de réagir. Je ne pensais même plus à m’évader. Je voyais cette dentition experte, quelques dents cassées et l’haleine à vous faire traverser le Styx. Et puis j’avais mordu. Et le rouge impeccable s’était mêlé au soir tombant. C’est ce que taisent tous les livres. Je ne me contente pas de dévorer les êtres : je digère leurs souvenirs.
« - C’est quand même pas compliqué de creuser un tunnel, si ? A quoi y servent nos impôts ? - Ralentis un peu je t’en supplie le gamin n’en peut plus. - Mais arrête de penser à la place des autres un peu. C’est un gosse, il fait ce qu’on lui dit, point. - Le petit va vomir, s’il-te-plaît. - Tiens ! S’il n’en peut plus. Ça devrait le faire dormir un peu. »
La femme se taisait. La route continuait, sinueuse, augmentant un peu plus son dénivelé.
En quelques siècles de dévoration, j’ai ainsi pu me faire un aperçu assez net de ce qu’est l’humanité. Pour les animaux, c’est autre chose : je les épargne, c’est tout. J’ai assez de travail avec les hommes ; et puis j’ai mon éthique. Tenez : un matin je vis arriver une jolie petite chèvre blanche, alerte, éveillée, lustrée, avec des cornes dorées, avec des pieds dorés, avec un collier doré ; elle me dévisagea longtemps avant de continuer paisiblement sa route. Les bêtes jouissent pour toujours d’une stupidité innocente. Pas les hommes, et pas même les enfants. Je me souviens d’avoir empalé un écolier sur une de mes griffes, une autre jour : son corps pendait ridicule, ses membres écartés tous azimuts m’apparaissaient comme une formidable boussole. C’était un bon élève, enfin je crois : de son cartable gaufré de sang dépassait encore une rédaction, déjà couverte de rouge, de points d’exclamation. « Vous raconterez votre plus belle rencontre avec la nature. » Son sang avait couvert les trois quarts, mais la fin était encore lisible : « Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d’une des tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n’ai qu’à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs. » Pas mal. Mais s’il avait pu, sans doute aurait-il raconté sa rencontre avec la Chimère, la vraie, qui ne pose aucune question et dévore parce qu’elle n’a pas d’éducation et qu’elle a juste faim. Grands dieux, les pires à manger ce sont les écrivains. Rien sur la peau, tout dans la tête et moi je n’aime pas bien la cervelle. Ils sont incapables de crever sans rechercher la belle phrase, sans se remémorer la plus grandiose de leurs œuvres, et que je te mets des descriptions au passé simple, et que je te parle des cimes grisâtres des montagnes qui sont aussi vaporeuses que les nuées, et que ma vertu tout entière agit sans émouvoir... Moi, qui ne suis rien d’autre que le fléau lassé de dieux morts depuis des siècles, je peux le dire : un écrivain ça crève comme les autres, et ça n’a pas bon goût.
« - Arrête-toi, le petit ne se réveille pas. - Il dort, pour un peu qu’il nous laisse tranquille. - Il ne se réveille pas j’te dis. T’as encore cogné trop fort. Arrête-toi. - Arrête-toi, arrête-toi, non mais tu t’entends parler ? On est en plein milieu de la montagne, la nuit est tombée depuis deux heures et toi tu veux que je m’arrête ? Mais ma pauvre fille... - Arrête-toi tout de suite. Les mots avaient sifflés entre ses dents. - Baisse d’un ton avec moi, salope. - T’as tué le petit. TU AS TUÉ LE PETIT, FUMIER ! »
Non, l’homme seul, la femme seule, ne m’intéressent pas. La vérité solitaire face à la mort est d’un ennui absolu. Les couples, eux, nous offrent bien mieux. Tenez, moi qui en ai vu passer des amoureux, eh bien je peux vous dire qu’on est toujours surpris. Ceux-là ne s’aiment pas mais cherchent à se sauver, celui-ci croyait aimer la chair de l’autre et comprend qu’il préfère sa propre peau ; et telle autre, enfin, espère revoir celui-là, celle-ci, ceux-là, enfin qu’importe : espère. Ils sont emmerdants ceux qui espèrent ; ils se laissent prendre, comme ça, naturellement, comme si je n’étais pas un monstre. Alors moi, bonne patte, je leur montre que j’en suis un de monstre, et un vrai, et encore jusqu’au dernier moment ils regardent avec de grands yeux qui me passent au travers et qui vont se perdre dans l’horizon. À chaque fois, ça ne loupe pas, je suis tentée de... Oh et puis non, et Crac, et j’ai des maux d’estomac, et je passe une mauvaise nuit. Ce devait être il y a un an, je me faisais un plein ventre d’un homme tout juste gras, aux muscles à peine filandreux, un jeune qui était parti se soulager sur mon territoire. Alors que je finissais mon plat — je déteste le gaspillage — j’entendis une branche craquer derrière moi — et je déteste qu’on me regarde manger — : c’était une femme, tout en jambes, la peau mate grignotant sur sa robe en dentelle. Elle m’avait regardée arracher un à un les membres de son mari (son amant ? son ami ?) sans rien dire ; simplement, elle avait dénoué son long châle de tricot, qu’elle retenait d’une main à la hauteur de ses genoux, l’extrémité traînant dans l’herbe, à ses pieds. J’étais époustouflée. Et tandis que le châle gisait à côté de sa tête arrachée, je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait supporter aussi sereinement la mort de ceux qu’on aime, ou du moins de ceux qu’on connaît, plus encore que sa propre mort. Parce que sa mort, franchement, et j’en sais quelque chose, on ne la supporte pas : on croit s’y préparer toute sa vie et au moment où cela arrive on oublie même de fermer les yeux.
Dans un long crissement de pneumatiques, vif et soudain, la tôle furieuse rencontra bientôt le métal d’un panneau qu’elle vint décapiter, se heurtant enfin à l’objet. La tête brûlait, plus bas, dans le fossé embaumé des flammes découpant leur ombre dans l’épaisseur de la nuit. « 13 morts sur cette route cette année. »
Non, le pire ce sont les familles. Ça me fait toujours trop à manger, et je n’aime pas les restes.