gilets jaunes manifestants à La Rochelle, le 12 janvier 2019. PHOTO-AFP-Xavier LEOTY
Notre précédent ouvrage a été consacré à décrire l'âme des races. Nous allons étudier maintenant l'âme des foules.
L'ensemble de caractères communs que l'hérédité impose à tous les individus d'une race constitue l'âme de cette race. Mais lorsqu'un certain nombre de ces individus se trouvent réunis en foule pour agir, l'observation démontre que, du fait même de leur rapprochement, résultent certains caractères psychologiques nouveaux qui se superposent aux caractères de race, et qui parfois en diffèrent profondément.
Les foules organisées ont toujours joué un rôle considérable dans la vie des peuples; mais ce rôle n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui. L'action inconsciente des foules se substituant à l'activité consciente des individus est une des principales caractéristiques de l'âge actuel.
[p. II]J'ai essayé d'aborder le difficile problème des foules avec des procédés exclusivement scientifiques, c'est-à-dire en tâchant d'avoir une méthode et en laissant de côté les opinions, les théories et les doctrines. C'est là, je crois, le seul moyen d'arriver à découvrir quelques parcelles de vérité, surtout quand il s'agit, comme ici, d'une question passionnant vivement les esprits. Le savant, qui cherche à constater un phénomène, n'a pas à s'occuper des intérêts que ses constatations peuvent heurter. Dans une publication récente, un éminent penseur, M. Goblet d'Alviela, faisait observer que, n'appartenant à aucune des écoles contemporaines, je me trouvais parfois en opposition avec certaines conclusions de toutes ces écoles. Ce nouveau travail méritera, je l'espère, la même observation. Appartenir à une école, c'est en épouser nécessairement les préjugés et les partis pris.
Je dois cependant expliquer au lecteur pourquoi il me verra tirer de mes études des conclusions différentes de celles qu'au premier abord on pourrait croire qu'elles comportent; constater par exemple l'extrême infériorité mentale des foules, y compris les assemblées d'élite, et déclarer pourtant que, malgré cette infériorité, il serait dangereux de toucher à leur organisation.
[p. III]C'est que l'observation la plus attentive des faits de l'histoire m'a toujours montré que les organismes sociaux étant aussi compliqués que ceux de tous les êtres, il n'est pas du tout en notre pouvoir de leur faire subir brusquement des transformations profondes. La nature est radicale parfois, mais jamais comme nous l'entendons, et c'est pourquoi la manie des grandes réformes est ce qu'il y a de plus funeste pour un peuple, quelque excellentes que ces réformes puissent théoriquement paraître. Elles ne seraient utiles que s'il était possible de changer instantanément l'âme des nations. Or le temps seul possède un tel pouvoir. Ce qui gouverne les hommes, ce sont les idées, les sentiments et les mœurs, choses qui sont en nous-mêmes. Les institutions et les lois sont la manifestation de notre âme, l'expression de ses besoins. Procédant de cette âme, institutions et lois ne sauraient la changer.
L'étude des phénomènes sociaux ne peut être séparée de celle des peuples chez lesquels ils se sont produits. Philosophiquement, ces phénomènes peuvent avoir une valeur absolue; pratiquement ils n'ont qu'une valeur relative.
Il faut donc, en étudiant un phénomène social, le considérer successivement sous deux aspects très différents. On voit alors que les enseignements de la raison [p. IV] pure sont bien souvent contraires à ceux de la raison pratique. Il n'est guère de données, même physiques, auxquelles cette distinction ne soit applicable. Au point de vue de la vérité absolue, un cube, un cercle, sont des figures géométriques invariables, rigoureusement définies par certaines formules. Au point de vue de notre œil, ces figures géométriques peuvent revêtir des formes très variées. La perspective peut transformer en effet le cube en pyramide ou en carré, le cercle en ellipse ou en ligne droite; et ces formes fictives sont beaucoup plus importantes à considérer que les formes réelles, puisque ce sont les seules que nous voyons et que la photographie ou la peinture puissent reproduire. L'irréel est dans certains cas plus vrai que le réel. Figurer les objets avec leurs formes géométriques exactes serait déformer la nature et la rendre méconnaissable. Si nous supposons un monde dont les habitants ne puissent que copier ou photographier les objets sans avoir la possibilité de les toucher, ils n'arriveraient que très difficilement à se faire une idée exacte de leur forme. La connaissance de cette forme, accessible seulement à un petit nombre de savants, ne présenterait d'ailleurs qu'un intérêt très faible.
Le philosophe qui étudie les phénomènes sociaux doit avoir présent à l'esprit, qu'à côté de leur valeur [p. V] théorique ils ont une valeur pratique, et que, au point de vue de l'évolution des civilisations, cette dernière est la seule possédant quelque importance. Une telle constatation doit le rendre fort circonspect dans les conclusions que la logique semble d'abord lui imposer.
D'autres motifs encore contribuent à lui dicter cette réserve. La complexité des faits sociaux est telle qu'il est impossible de les embrasser dans leur ensemble, et de prévoir les effets de leur influence réciproque. Il semble aussi que derrière les faits visibles se cachent parfois des milliers de causes invisibles. Les phénomènes sociaux visibles paraissent être la résultante d'un immense travail inconscient, inaccessible le plus souvent à notre analyse. On peut comparer les phénomènes perceptibles aux vagues qui viennent traduire à la surface de l'océan les bouleversements souterrains dont il est le siège, et que nous ne connaissons pas. Observées dans la plupart de leurs actes, les foules font preuve le plus souvent d'une mentalité singulièrement inférieure; mais il est d'autres actes aussi où elles paraissent guidées par ces forces mystérieuses que les anciens appelaient destin, nature, providence, que nous appelons voix des morts, et dont nous ne saurions méconnaître la puissance, bien que nous ignorions leur [p. VI] essence. Il semblerait parfois que dans le sein des nations se trouvent des forces latentes qui les guident. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus compliqué, de plus logique, de plus merveilleux qu'une langue? Et d'où sort cependant cette chose si bien organisée et si subtile, sinon de l'âme inconsciente des foules? Les académies les plus savantes, les grammairiens les plus estimés ne font qu'enregistrer péniblement les lois qui régissent ces langues, et seraient totalement incapables de les créer. Même pour les idées de génie des grands hommes, sommes-nous bien certains qu'elles soient exclusivement leur œuvre? Sans doute elles sont toujours créées par des esprits solitaires; mais les milliers de grains de poussière qui forment l'alluvion où ces idées ont germé, n'est-ce pas l'âme des foules qui les a formés?
Les foules, sans doute, sont toujours inconscientes; mais cette inconscience même est peut-être un des secrets de leur force. Dans la nature, les êtres soumis exclusivement à l'instinct exécutent des actes dont la complexité merveilleuse nous étonne. La raison est chose trop neuve dans l'humanité, et trop imparfaite encore pour pouvoir nous révéler les lois de l'inconscient et surtout le remplacer. Dans tous nos actes la part de l'inconscient est immense et celle de la raison [p. VII] très petite. L'inconscient agit comme une force encore inconnue.
Si donc nous voulons rester dans les limites étroites mais sûres des choses que la science peut connaître, et ne pas errer dans le domaine des conjectures vagues et des vaines hypothèses, il nous faut constater simplement les phénomènes qui nous sont accessibles, et nous borner à cette constatation. Toute conclusion tirée de nos observations est le plus souvent prématurée, car, derrière les phénomènes que nous voyons bien, il en est d'autres que nous voyons mal, et peut-être même, derrière ces derniers, d'autres encore que nous ne voyons pas.
affiches publiées par la CGT Ingés Cadres Techs lors de la mobilisation contre la réforme des retraites à l'hiver 2019-2020
Évolution de l'âge actuel.—Les grands changements de civilisation sont la conséquence de changements dans la pensée des peuples.—La croyance moderne à la puissance des foules.—Elle transforme la politique traditionnelle des États.—Comment se produit l'avènement des classes populaires et comment s'exerce leur puissance.—Conséquences nécessaires de la puissance des foules.—Elles ne peuvent exercer qu'un rôle destructeur.—C'est par elles que s'achève la dissolution des civilisations devenues trop vieilles.—Ignorance générale de la psychologie des foules.—Importance de l'étude des foules pour les législateurs et les hommes d'État.
Les grands bouleversements qui précèdent les changements de civilisations, tels que la chute de l'Empire romain et la fondation de l'Empire arabe par exemple semblent, au premier abord, déterminés surtout par des transformations politiques considérables: invasions de peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude plus attentive de ces événements montre que, derrière leurs causes apparentes, se trouve le plus souvent, comme cause réelle, une modification profonde dans les idées des peuples. Les véritables bouleversements historiques [p. 2] ne sont pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les seuls changements importants, ceux d'où le renouvellement des civilisations découle, s'opèrent dans les idées, les conceptions et les croyances. Les événements mémorables de l'histoire sont les effets visibles des invisibles changements de la pensée des hommes. Si ces grands événements se manifestent si rarement c'est qu'il n'est rien d'aussi stable dans une race que le fond héréditaire de ses pensées.
L'époque actuelle constitue un de ces moments critiques où la pensée des hommes est en voie de se transformer.
Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le second est la création de conditions d'existence et de pensée entièrement nouvelles, par suite des découvertes modernes des sciences et de l'industrie.
Les idées du passé, bien qu'à demi détruites, étant très puissantes encore, et les idées qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de formation, l'âge moderne représente une période de transition et d'anarchie.
De cette période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de dire maintenant ce qui pourra sortir un jour. Quelles seront les idées fondamentales sur lesquelles s'édifieront les sociétés qui succéderont à la nôtre? Nous ne le savons pas encore. Mais ce que, dès maintenant, nous voyons bien, c'est que, pour leur organisation, elles auront à compter avec une puissance nouvelle, dernière souveraine de l'âge moderne: la puissance des foules. Sur les ruines de tant d'idées, [p. 3] tenues pour vraies jadis et qui sont mortes aujourd'hui, de tant de pouvoirs que les révolutions ont successivement brisés, cette puissance est la seule qui se soit élevée, et elle paraît devoir absorber bientôt les autres. Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour à tour, la puissance des foules est la seule force que rien ne menace et dont le prestige ne fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera véritablement l'ÈRE DES FOULES.
Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et les rivalités des princes étaient les principaux facteurs des événements. L'opinion des foules ne comptait guère, et même, le plus souvent, ne comptait pas. Aujourd'hui ce sont les traditions politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités qui ne comptent plus, et, au contraire, la voix des foules qui est devenue prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite, et c'est elle qu'ils tâchent d'entendre. Ce n'est plus dans les conseils des princes, mais dans l'âme des foules que se préparent les destinées des nations.
L'avènement des classes populaires à la vie politique, c'est-à-dire, en réalité, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est une des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de transition. Ce n'est pas, en réalité, par le suffrage universel, si peu influent pendant longtemps et d'une direction d'abord si facile, que cet avènement a été marqué. La naissance progressive de la puissance des foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées qui se sont lentement implantées dans les esprits, puis par l'association [p. 4] graduelle des individus, pour amener la réalisation des conceptions théoriques. C'est par l'association que les foules ont fini par se former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs intérêts et par avoir conscience de leur force. Elles fondent des syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent tour à tour, des bourses du travail qui, en dépit de toutes les lois économiques tendent à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être que les porte-parole des comités qui les ont choisis.
Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus nettes, et ne vont pas à moins qu'à détruire de fond en comble la société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des mines, des chemins de fer, des usines et du sol; partage égal de tous les produits, élimination de toutes les classes supérieures au profit des classes populaires, etc. Telles sont ces revendications.
Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l'action. Par leur organisation actuelle, leur force est devenue immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt la puissance des vieux dogmes c'est-à-dire, la force tyrannique et souveraine qui met à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules va remplacer le droit divin des rois.
Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisie actuelle, ceux qui représentent le mieux ses idées un [p. 5] peu étroites, ses vues un peu courtes, son scepticisme un peu sommaire, son égoïsme parfois un peu excessif, s'affolent tout à fait devant le pouvoir nouveau qu'ils voient grandir, et, pour combattre le désordre des esprits, ils adressent des appels désespérés aux forces morales de l'Église, tant dédaignées par eux jadis. Ils nous parlent de la banqueroute de la science, et revenus tout pénitents de Rome, nous rappellent aux enseignements des vérités révélées. Mais ces nouveaux convertis, oublient qu'il est trop tard. Si vraiment la grâce les a touchés, elle ne saurait avoir le même pouvoir sur des âmes peu soucieuses des préoccupations qui assiègent ces récents dévots. Les foules ne veulent plus aujourd'hui des dieux dont eux-mêmes ne voulaient pas hier et qu'ils ont contribué à briser. Il n'est pas de puissance divine ou humaine qui puisse obliger les fleuves à remonter vers leur source.
La science n'a fait aucune banqueroute et n'est pour rien dans l'anarchie actuelle des esprits ni dans la puissance nouvelle qui grandit au milieu de cette anarchie. Elle nous a promis la vérité, ou au moins la connaissance des relations que notre intelligence peut saisir; elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bonheur. Souverainement indifférente à nos sentiments, elle n'entend pas nos lamentations. C'est à nous de tâcher de vivre avec elle puisque rien ne pourrait ramener les illusions qu'elle a fait fuir.
D'universels symptômes, visibles chez toutes les nations, nous montrent l'accroissement rapide de la puissance des foules, et ne nous permettent pas de supposer que cette puissance doive cesser bientôt de grandir. Quoi qu'elle nous apporte, nous devrons le subir. [p. 6] Toute dissertation contre elle ne représente que vaines paroles. Certes il est possible que l'avènement des foules marque une des dernières étapes des civilisations de l'Occident, un retour complet vers ces périodes d'anarchie confuse qui semblent devoir toujours précéder l'éclosion de chaque société nouvelle. Mais comment l'empêcherions-nous?
Jusqu'ici ces grandes destructions de civilisations trop vieilles ont constitué le rôle le plus clair des foules. Ce n'est pas, en effet, d'aujourd'hui seulement que ce rôle apparaît dans le monde. L'histoire nous dit qu'au moment où les forces morales sur lesquelles reposait une civilisation ont perdu leur empire, la dissolution finale est effectuée par ces foules inconscientes et brutales assez justement qualifiées de barbares. Les civilisations n'ont été créées et guidées jusqu'ici que par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les foules n'ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente toujours une phase de barbarie. Une civilisation implique des règles fixes, une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la prévoyance de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions que les foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours montrées absolument incapables de réaliser. Par leur puissance uniquement destructive, elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps débilités ou des cadavres. Quand l'édifice d'une civilisation est vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l'écroulement. C'est alors qu'apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant, la philosophie du nombre semble la seule philosophie de l'histoire.
En sera-t-il de même pour notre civilisation? C'est ce [p. 7] que nous pouvons craindre, mais c'est ce que nous ne pouvons encore savoir.
Quoi qu'il en soit, il faut bien nous résigner à subir le règne des foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé toutes les barrières qui pourraient les contenir.
Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons bien peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d'elles, les ont toujours ignorées, et quand ils s'en sont occupés, dans ces derniers temps, ce n'a été qu'au point de vue des crimes qu'elles peuvent commettre. Sans doute il existe des foules criminelles, mais il existe aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore bien d'autres. Les crimes des foules ne constituent qu'un cas particulier de leur psychologie, et on ne connaît pas plus la constitution mentale des foules en étudiant seulement leurs crimes, qu'on ne connaîtrait celle d'un individu en décrivant seulement ses vices.
À dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde, tous les fondateurs de religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les hommes d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples chefs de petites collectivités humaines, ont toujours été des psychologues inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance instinctive, souvent très sûre; et c'est parce qu'ils la connaissaient bien qu'ils sont si facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait merveilleusement la psychologie des foules du pays où il a régné, mais il méconnut complètement parfois celle des foules appartenant à des races différentes1; et c'est [p. 8] parce qu'il la méconnut qu'il entreprit, en Espagne et en Russie notamment, des guerres où sa puissance reçut des chocs qui devaient bientôt l'abattre.
La connaissance de la psychologie des foules est aujourd'hui la dernière ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les gouverner—la chose est devenue bien difficile,—mais tout au moins ne pas être trop gouverné par elles.
Ce n'est qu'en approfondissant un peu la psychologie des foules qu'on comprend à quel point les lois et les institutions ont peu d'action sur elles; combien elles sont incapables d'avoir des opinions quelconques en dehors de celles qui leur sont imposées; que ce n'est pas avec des règles basées sur l'équité théorique pure qu'on les conduit, mais en recherchant ce qui peut les impressionner et les séduire. Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il choisir celui qui sera théoriquement le plus juste? En aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules. S'il est en même temps le moins visible, et le moins lourd en apparence, il sera le plus facilement admis. C'est ainsi qu'un impôt indirect, si exorbitant qu'il soit, sera toujours accepté par la foule, parce que, étant journellement payé sur des objets de consommation par fractions de centime, il ne gêne pas ses habitudes et ne l'impressionne pas. Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres revenus, à payer en une seule fois, fût-il théoriquement [p. 9] dix fois moins lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme relativement élevée, qui paraîtra immense, et par conséquent très impressionnante, le jour où il faudra la payer. Elle ne paraîtrait faible que si elle avait été mise de côté sou à sou; mais ce procédé économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont incapables.
L'exemple qui précède est des plus simples; la justesse en est aisément perçue. Elle n'avait pas échappé à un psychologue comme Napoléon; mais les législateurs, qui ignorent l'âme des foules, ne sauraient l'apercevoir. L'expérience ne leur a pas encore suffisamment enseigné que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions de la raison pure.
Bien d'autres applications pourraient être faites de la psychologie des foules. Sa connaissance jette la plus vive lueur sur un grand nombre de phénomènes historiques et économiques totalement inintelligibles sans elle. J'aurai occasion de montrer que si le plus remarquable des historiens modernes, M. Taine, a si imparfaitement compris parfois les événements de notre grande Révolution, c'est qu'il n'avait jamais songé à étudier l'âme des foules. Il a pris pour guide, dans l'étude de cette période compliquée, la méthode descriptive des naturalistes; mais, parmi les phénomènes que les naturalistes ont à étudier, les forces morales ne figurent guère. Or ce sont précisément ces forces-là qui constituent les vrais ressorts de l'histoire.
À n'envisager que son côté pratique, l'étude de la psychologie des foules méritait donc d'être tentée. N'eût-elle qu'un intérêt de curiosité pure, elle le mériterait [p. 10] encore. Il est aussi intéressant de déchiffrer les mobiles des actions des hommes que de déchiffrer un minéral ou une plante.
Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une brève synthèse, un simple résumé de nos recherches. Il ne faut lui demander que quelques vues suggestives. D'autres creuseront davantage le sillon. Nous ne faisons aujourd'hui, que le tracer sur un terrain bien vierge encore.
Ambiance de joie sur les Champs-Elysées à Paris après la victoire de l'équipe de France lors de la finale de la coupe du monde 2018
Caractéristiques générales des foules. Loi psychologique de leur unité mentale.
Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique.—Une agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à former une foule.—Caractères spéciaux des foules psychologiques.—Orientation fixe des idées et sentiments chez les individus qui les composent et évanouissement de leur personnalité.—La foule est toujours dominée par l'inconscient.—Disparition de la vie cérébrale et prédominance de la vie médullaire.—Abaissement de l'intelligence et transformation complète des sentiments.—Les sentiments transformés peuvent être meilleurs ou pires que ceux des individus dont la foule est composée.—La foule est aussi aisément héroïque que criminelle.
Au sens ordinaire le mot foule représente une réunion d'individus quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur sexe, et quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.
Au point de vue psychologique, l'expression foule [p. 12] prend une signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant cette agglomération. La personnalité consciente s'évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité est alors devenue ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l'unité mentale des foules.
Il est visible que ce n'est pas par le fait seul que beaucoup d'individus se trouvent accidentellement côte à côte, qu'ils acquièrent les caractères d'une foule organisée. Mille individus accidentellement réunis sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent nullement une foule au point de vue psychologique. Pour en acquérir les caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont nous aurons à déterminer la nature.
L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des milliers d'individus séparés peuvent à certains moments, sous l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement national par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique. Il suffira alors qu'un hasard quelconque les réunisse [p. 13] pour que leurs actes revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules. À certains moments, une demi-douzaine d'hommes peuvent constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d'hommes réunis par hasard peuvent ne pas la constituer. D'autre part, un peuple entier, sans qu'il y ait agglomération visible, peut devenir foule sous l'action de certaines influences.
Lorsqu'une foule psychologique est constituée, elle acquiert des caractères généraux provisoires, mais déterminables. À ces caractères généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables, suivant les éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la constitution mentale.
Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une classification, et, lorsque nous arriverons à nous occuper de cette classification, nous verrons qu'une foule hétérogène, c'est-à-dire composée d'éléments dissemblables, présente avec les foules homogènes, c'est-à-dire composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes, castes et classes), des caractères communs, et, à côté de ces caractères communs, des particularités qui permettent de l'en différencier.
Mais avant de nous occuper des diverses catégories de foules, nous devons examiner d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons comme le naturaliste, qui commence par décrire les caractères généraux communs à tous les individus d'une famille avant de s'occuper des caractères particuliers qui permettent de différencier les genres et les espèces que renferme cette famille.
Il n'est pas facile de décrire avec exactitude l'âme [p. 14] des foules, parce que son organisation varie non seulement suivant la race et la composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le degré des excitants auxquels ces collectivités sont soumises. Mais la même difficulté se présente dans l'étude psychologique d'un individu quelconque. Ce n'est que dans les romans qu'on voit les individus traverser la vie avec un caractère constant. Seule l'uniformité des milieux crée l'uniformité apparente des caractères. J'ai montré ailleurs que toutes les constitutions mentales contiennent des possibilités de caractère qui peuvent se manifester dès que le milieu change brusquement. C'est ainsi que, parmi les Conventionnels les plus féroces se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les circonstances ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de vertueux magistrats. L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal de bourgeois pacifiques. Napoléon trouva parmi eux ses plus dociles serviteurs.
Ne pouvant étudier ici tous les degrés d'organisation des foules, nous les envisagerons surtout ces dernières dans leur phase de complète organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non ce qu'elles sont toujours. C'est seulement à cette phase avancée d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, et que se produit l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans une direction identique. C'est alors seulement que se manifeste ce que j'ai nommé plus haut, la loi psychologique de l'unité mentale des foules.
Parmi les caractères psychologiques des foules, il en est qu'elles peuvent présenter en commun avec [p. 15] des individus isolés; d'autres, au contraire, leur sont absolument spéciaux et ne se rencontrent que chez les collectivités. Ce sont ces caractères spéciaux que nous allons étudier d'abord pour bien en montrer l'importance.
Le fait le plus frappant que présente une foule psychologique est le suivant: quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que soient leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, par le fait seul qu'ils sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d'âme collective qui les fait sentir, penser, et agir d'une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux isolément. Il y a des idées, des sentiments qui ne surgissent ou ne se transforment en actes que chez les individus en foule. La foule psychologique est un être provisoire, formé d'éléments hétérogènes qui pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède.
Contrairement à une opinion qu'on s'étonne de trouver sous la plume d'un philosophe aussi pénétrant qu'Herbert Spencer, dans l'agrégat qui constitue une foule, il n'y a nullement somme et moyenne des éléments, il y a combinaison et création de nouveaux caractères, de même qu'en chimie certains éléments mis en présence, les bases et les acides par exemple, se combinent pour former un corps nouveau possédant des propriétés tout à fait différentes de celle des corps ayant servi à le constituer.
[p. 16]Il est facile de constater combien l'individu en foule diffère de l'individu isolé; mais il est moins facile de découvrir les causes de cette différence.
Pour arriver à entrevoir au moins ces causes, il faut se rappeler d'abord cette constatation de la psychologie moderne: à savoir que ce n'est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le fonctionnement de l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent un rôle tout à fait prépondérant. La vie consciente de l'esprit ne représente qu'une bien faible part auprès de sa vie inconsciente. L'analyste le plus subtil, l'observateur le plus pénétrant n'arrive guère à découvrir qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui le mènent. Nos actes conscients dérivent d'un substratum inconscient créé surtout par des influences d'hérédité. Ce substratum renferme les innombrables résidus ancestraux qui constituent l'âme de la race. Derrière les causes avouées de nos actes, il y a sans doute les causes secrètes que nous n'avouons pas, mais derrière ces causes secrètes il y en a de beaucoup plus secrètes encore, puisque nous-mêmes les ignorons. La plupart de nos actions journalières ne sont que l'effet de mobiles cachés qui nous échappent.
C'est surtout par les éléments inconscients qui forment l'âme d'une race, que se ressemblent tous les individus de cette race, et c'est principalement par les éléments conscients, fruits de l'éducation mais surtout d'une hérédité exceptionnelle, qu'ils diffèrent. Les hommes les plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des passions, des sentiments fort semblables. Dans tout ce qui est matière de sentiment: religion, politique, morale, affections et antipathies, etc., [p. 17] les hommes les plus éminents ne dépassent que bien rarement le niveau des individus les plus ordinaires. Entre un grand mathématicien et son bottier il peut exister un abîme au point de vue intellectuel, mais au point de vue du caractère la différence est le plus souvent nulle ou très faible.
Or ce sont précisément ces qualités générales du caractère, régies par l'inconscient et que la plupart des individus normaux d'une race possèdent à peu près au même degré, qui, dans les foules, sont mises en commun. Dans l'âme collective, les aptitudes intellectuelles des individus, et par conséquent leur individualité, s'effacent. L'hétérogène se noie dans l'homogène, et les qualités inconscientes dominent.
C'est justement cette mise en commun de qualités ordinaires qui nous explique pourquoi les foules ne sauraient jamais accomplir d'actes exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général prises par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités différentes, ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une réunion d'imbéciles. Ils ne peuvent mettre en commun en effet que ces qualités médiocres que tout le monde possède. Dans les foules, c'est la bêtise et non l'esprit, qui s'accumule. Ce n'est pas tout le monde, comme on le répète si souvent, qui a plus d'esprit que Voltaire, c'est certainement Voltaire qui a plus d'esprit que tout le monde, si par «tout le monde» il faut entendre les foules.
Mais si les individus en foule se bornaient à mettre en commun les qualités ordinaires dont chacun d'eux a sa part, il y aurait simplement moyenne, et non, comme nous l'avons dit, création de caractères nouveaux. [p. 18] Comment s'établissent ces caractères nouveaux? C'est ce que nous devons rechercher maintenant.
Diverses causes déterminent l'apparition de ces caractères spéciaux aux foules, et que les individus isolés ne possèdent pas. La première est que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d'autant moins porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement.
Une seconde cause, la contagion, intervient également pour déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à constater, mais non expliqué, et qu'il faut rattacher aux phénomènes d'ordre hypnotique que nous étudierons dans un instant. Dans une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l'individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt collectif. C'est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont l'homme n'est guère capable que lorsqu'il fait partie d'une foule.
Une troisième cause, et celle-là est de beaucoup la plus importante, détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois tout à fait contraires à ceux de l'individu isolé. Je veux parler de la suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n'est d'ailleurs qu'un effet.
Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l'esprit certaines découvertes récentes de la [p. 19] physiologie. Nous savons aujourd'hui que, par des procédés variés, un individu peut être placé dans un état tel, qu'ayant perdu toute sa personnalité consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la lui a fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à ses habitudes. Or les observations les plus attentives paraissent prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein d'une foule agissante, se trouve bientôt placé—par suite des effluves qui s'en dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne connaissons pas—dans un état particulier, qui se rapproche beaucoup de l'état de fascination où se trouve l'hypnotisé dans les mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient l'esclave de toutes les activités inconscientes de sa moelle épinière, que l'hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est entièrement évanouie, la volonté et le discernement sont perdus. Tous les sentiments et les pensées sont orientés dans le sens déterminé par l'hypnotiseur.
Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant partie d'une foule psychologique. Il n'est plus conscient de ses actes. Chez lui, comme chez l'hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont détruites, d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation extrême. Sous l'influence d'une suggestion, il se lancera avec une irrésistible impétuosité à l'accomplissement de certains actes. Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, parce que la suggestion étant la même pour tous les individus s'exagère en devenant réciproque. Les individualités [p. 20] qui, dans la foule, posséderaient une personnalité assez forte pour résister à la suggestion, sont en nombre trop faible pour lutter contre le courant. Tout au plus elles pourront tenter une diversion par une suggestion différente. C'est ainsi, par exemple, qu'un mot heureux, une image évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les plus sanguinaires.
Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l'individu en foule. Il n'est plus lui-même, il est devenu un automate que sa volonté ne guide plus.
Aussi, par le fait seul qu'il fait partie d'une foule organisée, l'homme descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. Isolé, c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un barbare, c'est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il tend à s'en rapprocher encore par la facilité avec laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images—qui sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans action—et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus évidents et à ses habitudes les plus connues. L'individu en foule est un grain de sable au milieu d'autres grains de sable que le vent soulève à son gré.
Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts que désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées parlementaires adopter des lois et des [p. 21] mesures que réprouverait en particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, aux habitudes pacifiques. Réunis en foule, ils n'hésitaient pas à approuver les propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine les individus les plus manifestement innocents; et, contrairement à tous leurs intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux-mêmes.
Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'individu en foule diffère essentiellement de lui-même. Avant même qu'il ait perdu toute indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la transformation est profonde au point de changer l'avare en prodigue, le sceptique en croyant, l'honnête homme en criminel, le poltron en héros. La renonciation à tous ses privilèges que, dans un moment d'enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août 1789, n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris isolément.
Concluons de ce qui précède, que la foule est toujours intellectuellement inférieure à l'homme isolé, mais que, au point de vue des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la façon dont la foule est suggestionnée. C'est là ce qu'ont parfaitement méconnu les écrivains qui n'ont étudié les foules qu'au point de vue criminel. La foule est souvent criminelle, sans doute, mais souvent aussi elle est héroïque. Ce sont surtout les foules qu'on amène à se faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une idée, qu'on enthousiasme pour la gloire et l'honneur, [p. 22] qu'on entraîne presque sans pain et sans armes comme à l'âge des croisades, pour délivrer de l'infidèle le tombeau d'un Dieu, ou comme en 93, pour défendre le sol de la patrie. Héroïsmes un peu inconscients, sans doute, mais c'est avec ces héroïsmes-là que se fait l'histoire. S'il ne fallait mettre à l'actif des peuples que les grandes actions froidement raisonnées, les annales du monde en enregistreraient bien peu.