1 Introduction
Nous étudions dans cette note trois aspects du problème « chiffre zéro ou lettre O2 ? ». Nous commencerons d’abord par une étude de la littérature informatique et typographique traitant de ce problème dans les années 1960 et 1970. Ensuite, nous regarderons les solutions pratiques adoptées par les fontes numériques des années 1980 à nos jours. Enfin, nous verrons les origines de ce problème sur des exemples issus de la typographie de la Renaissance italienne et française, et de la typographie anglaise et américaine pendant la Révolution industrielle. Nous nous intéressons ici surtout aux signes typographiques ; on trouvera chez Cajori [5] et Ifrah [8] l’histoire des notations mathématiques avant la typographie.
2 Chiffre 0 ou lettre O en informatique
En 1967, R.W. Bemer a écrit un article [2] intitulé malicieusement “Toward Standards forHandwritten Zero and Oh: Much Ado about Nothing (and a Letter), or A Partial Dossier on Distinguishing Between Handwritten Zero and Oh” (Vers une norme pour l’écriture manuscrite du zéro et de la lettre O : « beaucoup de bruit pour rien3 » (et pour une lettre), ou dossier partiel sur la distinction entre le chiffre zéro et la lettre O manuscrits). Il y donnait une compilation commentée des proposition faites entre 1958 et 1966 pour lever l’ambiguïté des formes manuscrites de zéro et de la lettre O. Le but de l’étude était de permettre aux perforatrices de cartes perforées pour ordinateurs de mieux lire les bordereaux manuscrits de codes.
Il est peu probable que le papier de Bemer ait apporté quelque changement que ce soit dans l’écrituremanuscrite mais Bemer a également participé aux développements de l’ASCII (American Standard Code for Information Interchange, Code américain normalisé pour l’échange d’information). Le code ASCII, avec l’apparition des claviers de saisie, a fait passer le problème « lettre O ou zéro ? » de la réforme de l’écriture manuscrite, sujet périlleux, à la lisibilité typographique, sujet non moins problématique. Ce problème concernait dorénavant des lettres toutes faites et non plus l’écriture manuscrite personnalisée des programmeurs. Le code ASCII ne résolvait toutefois pas l’ambiguïté entre les zéros affichés ou imprimés et les lettres O, comme le fait DIN 1450, une récente norme allemande enmatière de lisibilité et de typographie [6]. Elle reprend encore une fois et de nos jours l’éternel problème de différencier le zéro de la lettre O dans la typographie contemporaine.
Les fontes numériques se sont considérablement développées depuis 1980, ce qui a encore compliqué le problème. En effet, les fontes contiennent désormais de grands jeux de caractères ce qui augmente le risque d’avoir des lettres ou symboles qui se ressemblent au sein d’une même fonte ou d’une familles de fontes, notamment celles utilisées en édition scientifique et mathématique. La figure 1montre un ensemble de caractères, issus des fontes Lucida Sans et LucidaMath, ressemblant au chiffre zéro ou à la lettre O.
La solution proposée en 1967 par Bemer [2] comprenait : une boucle, un paraphe ou un trait au dessus de la lettre O; une barre en travers de zéro ou de la lettre O; un point ou un trait au centre de la lettre O ou du zéro ; une forme rectangulaire pour la lettre O et une elliptique pour le zéro (ou le contraire) ; une lettre O plus large que le zéro ; une orientation losangique pour la lettre O mais carrée pour le zéro ; une barre horizontale au-dessus de la lettre O. Un paragraphe de son article traitait rapidement de la distinction du chiffre ‘1’ (un) de la lettre I capitale ‘I’ (I), et de celle du chiffre ‘2’ (deux) de la lettre capitale ‘Z’ (Zed).
Une autre tentative d’accord sur la forme des chiffres et lettres manuscrites pour l’informatique a été publiée en 1969 par un groupe de travail de l’ANSI (American National Standards Institute, l’institut national américain de normalisation) sous la signature de Kerpelman [9] : « Forme des caractères alphanumériques en traitement de l’information ». La proposition recommandait une boucle manuscrite au sommet de la lettre O capitale pour la distinguer du zéro (Figure 2).
Kerpelman a observé une différence curieuse mais très nette entre deux groupes de personnes : « Les programmeurs habitués à utiliser un langage de programmation pour la gestion semblent préférer marquer les zéros. Ceux utilisant des langages mathématiques ou scientifiques préfèrent au contraire marquer les lettres. » [9] Cette différence permet de distinguer humanistes et techniciens. C’est un thème récurrent dans les annales du problème « lettre O ou zéro ».
À la suite de ces publications de l’ACM et de l’ANSI, le débat « lettre O ou zéro » se déplaça sur un forum dédié à la typographie, le Journal of Typographic Research, où, en 1969, le psychologue Dirk Wendt [17] analysa le problème de la discrimination et de la confusion entre les formes du zéro et de la lettre O mais sans donner de solution unique sauf qu’il nota que le zéro est plus facilement reconnu s’il est plus étroit que la lettre O. Dans le même numéro de ce journal, un chercheur des Bell Laboratories, Allen G. Vartabedian, donna les résultats d’une autre expérience de lisibilité et proposa qu’une boucle ou un trait fût ajouté au sommet de la lettre O pour la distinguer du zéro [15]. Cette proposition d’ajouter une boucle à la lettre O était identique à celle de Kerpelman.
Plus tard, dans une lettre à ce même journal, le calligraphe et dessinateur de caractère Hermann Zapf critiqua la proposition de Vartabedian et fit une contre proposition—ajouter une petite barre horizontale en haut à droite du chiffre zéro [18]. Vartabedian lui répondit et ajouta d’autres arguments en faveur de la modification de la lettre O [16]. Ainsi, un ingénieur (Vartabedian) préférait modifier la lettre O tandis qu’un humaniste (Zapf) préféraitmodifier le chiffre (figures 3 et 4).
2.1 Formes et idées
Platon (ou le personnage de Socrate dans les Dialogues écrits par Platon) discute de la façon dont les lettres expriment des idées. Il suggère,par exemple, que la lettre grecque omicron ‘O’ exprime de la rondeur, bien qu’il ne soit pas très clair si Socrate (ou Platon) se réfère à la forme ronde de la lettre ou à la forme arrondie des lèvres lorsque l’on prononce la voyelle désignée par omicron. Peut-être les deux. Les anciennes mathématiques grecques n’utilisaient pas de symbole écrit pour désigner le concept de rien, mais le philosophe atomiste Democrite, probablement contemporain de Socrate, utilise le mot « vide » en opposition à « plein », comme l’atteste Aristote dans sa Métaphysique [1].
En termes de sémiotique moderne, on peut se poser la question « Le symbole graphique est-il “iconique” ? Est-ce qu’un glyphe ressemble à la chose qu’il signifie ? » Pour lamajorité des glyphes typographiques, la réponse est « non », mais le glyphe zéro, ajout tardif à l’écriture latine, est un anneau circulaire ou ovale ; son intérieur vide ne contient rien. Il apparait donc comme iconique. Dans l’écriture manuscrite et en typographie, un espace blanc sépare les symboles ou groupes de symboles, mais ne signifie rien. Donc, pour dénoter « rien », il doit y avoir une marque qui de quelque façon matérialise la présence de rien. De plus, si l’intérieur vide du zéro est une icône de rien, alors une marque insérée dedans indique que quelque chose est dans le vide, en contradiction avec l’iconicité du glyphe vide. Dans sa longue histoire, zéro a quelques fois été représenté par un point plutôt que par un anneau, on pourrait donc arguer que le glyphe zéro-pointé est un double rien, comme une double négation serait une négation emphatique.
En théorie des ensembles, une des représentations iconiques de l’ensemble vide est une paire d’accolades entourant un espace vide : { }. Le glyphe zéro a aussi été utilisé pour dénoter l’ensemble vide, mais pour distinguer le nombre zéro de l’ensemble vide, on a adopté comme symbole de l’ensemble vide4 soit un glyphe fait d’un zéro barré (‘Ø’), soit d’un cercle barré (‘∅’). En Unicode, le caractère ensemble vide a pour code hexadécimal U+2205 ; Unicode ne distingue pas le zéro barré du cercle barré, les considérant en effet comme des formes visuelles différentes du même caractère. Les deux formes peuvent cependant être fournies comme des variantes de glyphes dans une fonte donnée, comme en LucidaMath OpenType utilisée ici. Et pour compliquer encore un peu, il y a une variante de zéro barré qui — quoique rarement utilisée dans les fontes avec empattements—est souvent présente dans des fontes à chasse fixe sans empattements (figure 9), comme nous le verrons plus bas.
Ces formes de l’ensemble vide ne marquent pas le début de la diminution des symboles cercles barrés. Un cercle avec une barre oblique ne dépassant par le contour (‘⦸’) a été adopté en Europe (et quelques fois en Amérique) en signalisation pour indiquer des interdictions5 : « ne pas », « non » ou « interdit de ». Le cercle d’interdiction est en général, mais pas toujours, barré dans le sens nord-ouest sud-est, alors que l’ensemble vide est barré dans le sens nord-est sud-ouest. Contrairement au symbole de l’ensemble vide, celui d’interdiction contient aussi, en général, une représentation de ce qui est interdit, par exemple une cigarette (figure 5, qui montre aussi les deux orientations). Le symbole d’interdiction en Unicode, diacritique cercle englobant et barre oblique inversée, a pour code U+20E0.
Un détail supplémentaire : l’opérateur mathématique de division cerclé ⊘ est orienté comme l’ensemble vide ∅ mais sa barre ne dépasse pas le bord du cercle ; enUnicode il a le code U+2298 (barre oblique de division cerclée). Par ailleurs le langage de programmation APL a un caractère cercle-barré (circle-backslash, ⍉) correspondant en Unicode au caractère de code U+2349 (symbole de fonction apl saturne).
Enfin, bien que non circulaire, n’oublions pas la lettre O barrée ‘Ø’ (Unicode U+00D8, lettre majuscule latine o barré obliquement),et sa bas-de-casse ‘ø’ (U+00F8), une lettre de certaines des langues scandinaves : danois, féringien, norvégien et sami (lapon).
Revenons aux zéros et lettres O classiques. Dans diverses fontes récentes, sauf OCR-A et OCR-B des années 1960 et celles plus récentes les imitant, c’est le zéro qui est marqué et non la lettre O. Cependant, Hermann Zapf, qui avait donc proposé de modifier le zéro en lui ajoutant une barre, a utilisé un tracé calligraphique pour conserver la pureté du zéro vide sans ornement dans le dessin de la fonte Euler qu’il fit pour Donald Knuth et l’AmericanMathematical Society au début des années 1980 (figure 6). Dans Euler roman (1987), le zéro de Zapf est comme une ellipse étroite avec une pointe calligraphique au sommet et avec une base arrondie, un peu comme s’il avait été tracé à la plume d’un seul trait courbe. Au contraire, la lettre O a une forme plus large, plus lisse, presque super-elliptique. Zapf a ainsi trouvé, pour les fontes Euler, une voie commune tant pour les techniciens que pour les humanistes : ni le zéro, ni la lettre O ne sont marqués par des barres, traits, points, tirets ou autres trous. Les lettres grecques thêta traditionnelles, en capitale (Θ, U+0398) et en bas-de-casse (θ, U+03B8), ressemblent au O avec des marques internes.
2.2 Modèles de marquage et de lisibilité
La première impression que l’on a est que les diverses propositions des mathématiciens, techniciens, psychologues et dessinateurs diffèrent largement. Les uns proposent demodifier le zéro, d’autres la capitaleO; certains veulent ajouter une barre diagonale, d’autres une boucle, d’autres encore ajouter un point, un trait horizontal ou une projection. Certains suggèrent de redessiner la forme des courbes du zéro, d’autres celle du O, et au moins une personne (Lo en 1967 [10]) de prendre des caractères d’un autre système d’écriture, en l’occurrence le chinois. Mais, malgré une telle variété, quelques principes peuvent être discernés. L’un est que la plupart des propositions ajoutent desmarques à des formes existantes, mais aucune n’en supprime. On doit ajouter des traits ou des points, mais pas de trous ni de ruptures dans les contours.
L’ajout de marques noires est conforme à la vision habituelle de la forme des types : l’important ce sont les noirs, tandis que les blancs ne sont pas significatifs. Les dessinateurs de caractères, les typographes et les graphistes ne diraient pas ça, mais ils ne représentent qu’une petite minorité de professionnels, pas la vastemajorité des lecteurs.Un autre fait est que la majorité des marques proposées sont en général localisées au milieu (ou au-dessus du milieu) du caractère, et plus souvent dans le coin supérieur droit que dans le gauche. Ce qui est conforme à la tendance générale pour les alphabets typographiques latins de regrouper les parties significatives au-dessus du point médian des bas de casse, près de la ligne des x, et plus souvent dans le coin droit que dans le gauche. Cette tendance a été notée dès 1900 par Javal [39] puis par Huey en 1908 et Legros et Grant en 1916.
Il y a toutefois au moins une utilisation de trou pour marquer le zéro : les plaques d’immatriculation des véhicules allemands qui utilisent FE-Schrift, une fonte initialement dessinée par le calligraphe et dessinateur de caractères Karlgeorg Hoefer (Figure 7). Le zéro est presque rectangulaire et présente un trou près du coin supérieur droit, ce qui le distingue de la capitale O qui est un ovale en forme d’oeuf avec un contour sans discontinuité. Le chiffre 1 se différencie de la capitale I en taille, en orientation et par l’arrangement des empattements.
La confusion entre le chiffre 0 et la lettre O était rare avant l’ère informatique, en partie parce que le contexte pouvait lever l’ambiguïté lettre ou chiffre. Une forme ronde au milieu d’un groupe de chiffres était très probablement le chiffre 0. Une même forme ronde parmi des lettres capitales, au début d’une phrase ou d’un nom propre, très probablement la lettre O. Mais en informatique les chaînes de symboles mélangent souvent les caractères alphabétiques et numériques et du coup le contexte ne permet plus de les distinguer.
Parmi les désambiguïsations proposées par Bemer [2] on trouve celle du chiffre 1 avec la capitale I, mais pas avec la bas-de-casse l (petit ell). Peu de jeux de caractères utilisés en informatique dans les années 1950 et au début des années 1960 comprenaient des minuscules [7] : il y avait donc moins de risque de confusion entre le chiffre un et la bas-de-casse l qu’entre un chiffre 0 et la capitale O.Mais ça devint plus problématique quand, en 1966, la révision du code ASCII incorpora les bas-de-casses.
La forme graphique du chiffre 1 et de la bas-de-casse l existait en typographie traditionnelle, mais ces deux signes ont été réunis en un seul sur les machines à écrire qui ne proposèrent qu’une seule touche pour les deux graphèmes. Une troisième confusion, due aux premiers claviers de machines à écrire, a été la réunion des deux signes ‘ et ’ sur la touche ' ce qui nous vaut aujourd’hui le remplacement de l’apostrophe par la chiure de mouche. Une autre fusion, celle-là concerne la typographie anglosaxonne, a été l’invention de la double-quote droite " pour remplacer les deux guillemets anglais “et”. Les normes de codage distinguent ces caractères 1 et l par des numéros différents ; par exemple, en ASCII, le chiffre un a pour code décimal 049 et la lettre bas-de-casse l a pour code décimal 108 tandis qu’en Unicode, ce sont, en hexadécimal, 0031 et 006C respectivement.Mais leurs glyphes restent souvent d’apparence identique quand on utilise des fontes à chasse fixe.
3 Chiffres 0 et lettres O dans des fontes contemporaines
Compte tenu du passé du problème chiffre zéro ou lettre O, et son transfert de l’écriture manuscrite dans le monde du dessin de caractères, quelles ont été les solutions retenues par les fontes actuelles ? Aujourd’hui on dispose de milliers de fontes, mais une petite sélection de fontes couramment utilisées montre les principales caractéristiques du problème (voir figure 8).
Pour les fontes sans empattements, la confusion entre le chiffre 1, la capitale I et la bas-de-casse l est plus grande qu’avec des fontes avec empattements puisque les empattements permettent de distinguer6 la capitale I de la bas-de-casse l et les deux du chiffre 1. Dans beaucoup de fontes sans empattements, les capitales et les bas-de-casse avec ascendantes ont la même hauteur, supprimant encore une autre possibilité de distinction.
Futura
Dans cette fonte géométrique sans empattements de Paul Renner (1927), le zéro est une ellipse verticale et étroite ; la majuscule O est large et parait circulaire. Le chiffre 1 a un court trait en haut à gauche du fût et a la même hauteur que la majuscule I, tandis que la bas-de-casse l est nettement plus grande que la capitale I ou le chiffre 1.
Helvetica
Dans cette fonte sans empattements (neo-grotesque, c’està- dire une linéale du milieu du xxe siècle) de Max Miedinger et Eduard Hoffman (1957), le zéro est nettement plus étroit et légèrement plus bas que la capitale O. Le chiffre un se distingue de la capitale I et de la bas-decasse l par un trait en haut à gauche comme une rampe. La bas-de-casse l et la capitale I ont la même hauteur et ne sont différenciées que par une graisse légèrement plus forte pour la capitale I — différence qui est un peu ou complètement imperceptible à petite taille ou à basse définition.
Frutiger
Dans cette mécane de transition sans empattements Frutiger, d’Adrian Frutiger (1976), le zéro est nettement plus étroit que la capitale O, mais tous deux ont la même hauteur. La bas-de-casse l est légèrement plus grande que la capitale I, et le chiffre 1 est différencié à la fois du I capital et du l bas-de-casse par un petit trait diagonal en haut à gauche.
Lucida
Dans cette linéale humaniste de Charles Bigelow et Kris Holmes (1985), le zéro et la capitale O sont différenciés, en suivant l’étude de Wendt [17], par leur graisse et non par leur hauteur. La bas-de-casse l est nettement plus grande que la capitale I (sauf à de très petits corps ou à basse définition) et le chiffre 1 est différent des deux précédentes par le petit trait en haut à gauche.
Verdana
Dans la fonte Verdana deMatthew Carter (1996), le zéro et la capitale O sont différenciés par la chasse et non par leur hauteur ; le zéro est très elliptique tandis que la lettre O est l’oval traditionnel ; des patins horizontaux sont ajoutés au chiffre 1 et quatre empattements à la capitale I pour mieux différencier ces trois caractères.
Lucida grande
Dans cette fonte, basée sur Lucida Sans, le chiffre 1 est retravaillé avec des patins sur la ligne de base mais le zéro par défaut et la capitale O sont comme dans la version originale. Cette fonte inclut aussi une version barrée et une pointée pour le zéro, ainsi qu’une variante avec empattements pour la capitale I, mais ce ne sont pas les glyphes par défaut.
Neue Frutiger 1450
Dans cette fonte d’Adrian Frutiger et d’Akira Kobayashi (2013), la capitale I acquiert quatre empattements, le zéro un point et la bas-de-casse l un congé courbe, similaire à celui de la basde- casse ‘t’. Un zéro ouvert et une bas-de-casse l rectangulaire existent comme variantes (alternates).
Lucida Grande 1450
Dans cette version du Lucida de Bigelow & Holmes (2014), on a par défaut un zéro barré et une capitale I avec empattements, ainsi qu’une bas-de-casse l à congé. Le chiffre 1 a des patins sur la ligne de base comme dans Lucida Grande standard. Comme variantes, on trouve un zéro pointé et un zéro ouvert ainsi qu’une bas-de-casse l et une capitale I rectangulaires.
Il ressort de ce regard sur des fontes récentes et largement utilisées que, pour les diverses propositions de désambiguïsation de caractères faites depuis 50 ans, certaines tendances ont émergé et convergé.
Pour la paire zéro/lettre O, le zéro est presque toujours le caractère qui reçoit un élément supplémentaire, généralement une diagonale interne ou un point interne. Le O n’est pas affublé de boucles ni autres gadgets malgré les suggestions de Bemer en 1967 [2] et de Vartabedian en 1969 [15]. Dans les fontes à chasse variable, la forme du zéro est généralement celle d’une ellipse étroite, tandis que celle du O capital est d’habitude plus large, presque circulaire, reflétant les découvertes deWendt [17]. En ce qui concerne le débat entre humanistes et techniciens, ce sont les humanistes qui ont gagné puisque ce sont les chiffres qui sont modifiés, pas les lettres.
En ce qui concerne la distinction chiffre 1/bas-de-casse l, le résultat observé est plutôt une affaire de dessin. Le chiffre un reçoit des patins dans diverses fontes sans empattements, tandis que la capitale I a des empattements dans les autres ; à noter que dans quelques fontes « sans empattements », il y a des versions « avec empattements » pour ces deux caractères. La bas-de-casse l est variable, quelquefois différenciée de la capitale I et du chiffre 1 par un patin ou un trait en haut à gauche ou en bas à droite, voire les deux.
On voit (figure 9) que ces tendances sont encore plus fortes pour les fontes à chasse fixe qui ont une contrainte supplémentaire : le zéro ne peut pas être distingué de la lettre O par la chasse puisque tous les caractères y ont la même chasse. Bien que les machines à écrire soient devenues obsolètes, les fontes à chasse fixe développées pour ces machines abondent, malgré leur côté rétro et leur connotation de vieille technologie, aujourd’hui dans le monde du numérique. De nouvelles fontes à chasse fixe ont même été conçues depuis la généralisation des technologies de fontes numériques pour imprimantes laser et écrans d’ordinateurs depuis les années 1980. Tout comme la forme des lettres a subi le passage de l’écriture manuscrite à l’imprimé au xve siècle, elle a subi celui de l’analogique au digital aux xxe et xxie siècles. La technologie a influencé la forme des lettres pendant des siècles mais la forme visuelle même des lettres peut avoir existé avant une technologie précise ; rappelons-nous la philosophie de Platon des formes éternelles.
Courrier
Courier est un caractère à empattement et à chasse fixe dessiné par Howard Kettler (1955) pour les machines à écrire IBM. Il est devenu le caractère le plus utilisé pour machines à écrire et a donc été l’un des premiers à avoir été numérisé. Fonte avec empattements, Courier a deux patins pour le chiffre 1, trois empattements pour la bas-de-casse l, et quatre empattements pour la capitale I, comme on s’y attend pour une telle fonte. Le chiffre zéro est distingué de la capitale O par sa hauteur : en Courier, les chiffres sont plus grands que les capitales et plus espacés, ce qui n’est pas habituel ; le zéro est donc une ellipse étroite et haute tandis que la capitale O est plus petite et plus proche d’un cercle. La capitale I est notablement plus petite que le chiffre 1 et que la bas-de-casse l.
Letter Gothic
Letter Gothic de Roger Roberson (1962) est une linéale fine 7 (fineline) conçue pour la machine à écrire Selectric d’IBM. Capitales et chiffres ont la même hauteur. Le chiffre un a deux patins et une diagonale à gauche en haut du fût. La capitale I a quatre empattements et la bas-de-casse l a un seul empattement horizontal en haut à gauche. On ne peut pas distinguer le zéro de la capitale O.
Lucida Sans Typewriter
Lucida Sans Typewriter de Bigelow & Holmes (1986) distingue le chiffre 1, la capitale I et la bas-de-casse l par la position et le nombre d’empattements : un empattement supérieur à gauche pour la bas-decasse l, deux patins et un trait diagonal supérieur pour le chiffre 1 et quatre empattements pour la capitale I. Le chiffre 1 se distingue de la basde- casse l par la forme du fût ou de l’empattement en haut à gauche (diagonal pour le chiffre, horizontal pour la lettre l), par la présence de patins pour le chiffre 1 mais pas pour la lettre l, et par une hauteur légèrement plus grande de la bas-de-casse l et des autres bas-de-casse ascendantes comparée à celles des capitales et chiffres. Zéro est plus étroit que la capitale O mais en a la même hauteur et n’a pas d’autre marque distinctive.
Monaco
Monaco, de Bigelow & Holmes pour Apple (1991), dérivée de fontes bitmap de Susan Kare (1984), a des chiffres et des capitales de même hauteur, mais légèrement plus courts que les ascendantes. La capitale I a des empattements, le chiffre 1 a des patins ainsi qu’un trait diagonal au nord-ouest, et la bas-de-casse l n’a des empattements qu’en haut à gauche et en bas à droite. Zéro a une barre diagonale, mais ne se distingue de la capitale ni par sa hauteur ni par sa chasse.
Lucida Console
Lucida Console (1993) de Bigelow & Holmes a des capitales nettement plus courtes que les chiffres à cause de contraintes techniques de Microsoft Windows NT, pour lequel la fonte a été initialement développée. La plupart des autres lettres et chiffres sont similaires à ceux de Lucida Sans Typewriter. Un zéro barré avait été envisagé, mais les dessinateurs et Microsoft décidèrent que la différence des hauteurs serait suffisante pour distinguer les deux caractères. Toutefois, dans la version distribuée en 2014, B&H ont redessiné le zéro comme un zéro barré (figure 22).
AndaleMono
AndaleMono de SteveMatteson (1997) a les mêmes empattements que Monaco pour le chiffre 1, la capitale I et la bas-de-casse l. Le zéro est pointé, et non barré, et légèrement plus étroit que la capitale O, mais de même hauteur. Les capitales, les chiffres et les bas-de-casse avec ascendantes ont la même hauteur.
Consolas
Consolas de Lucas de Groot (2006) a un zéro barré par défaut mais, en version Open Type, elle comprend de plus une variante de zéro pointé et une de zéro vide. Tous ces zéros sont légèrement plus étroits que la capitale O, mais de même hauteur. La fonte comprend aussi des chiffres elzéviriens comprenant ces trois zéros, alignés comme les bas de casse. Les chiffres et les capitales sont égaux en hauteur et plus courts que les bas-de-casse ascendantes.
Inconsolata
Inconsolata de Raph Levien (2009) a un zéro barré plus étroitmais de même hauteur que la capitale O. Le chiffre 1 a l’habituel trait diagonal en haut à gauchemais n’a pas de patins sur la ligne de base ce qui le distingue de la bas-de-casse l qui a trois empattements, comme en Consolas.
Lucida Retro
Lucida Retro de Bigelow & Holmes (2014) a un zéro barré plus étroit que la capitale O et une bas-de-casse l avec deux empattements similaires à ceux de Lucida Sans Typewriter, dont elle dérive. Des différences apparaissent pour certaines autres bas-de-casse et pour certains symboles.
Ainsi, comme on le voit, dans la plupart des fontes à chasse fixe sans empattements, la pureté du design moderne strict est subordonnée à la lisibilité, parce que beaucoup de ces fontes sont utilisées en programmation, pour les terminaux, pour les consoles, et pour les fenêtres de systèmes d’exploitation et d’environnements de programmation, où la lisibilité est primordiale.
Bien que ces fontes soient sans empattements, les lettres sujettes à confusion (comme la capitale I ou la bas-de-casse l) se voient affectées d’empattements pour les distinguer l’une de l’autre et du chiffre 1 qui peut aussi recevoir des patins sur la ligne des base, contrairement au purisme « sans empattement ».
On peut tirer une leçon de ces comparaisons : en informatique, la tendance a été vers une différenciation plus marquée de formes sujettes à confusion,même si le marquage est contraire à la tradition historique ou à la pureté du design. Il apparaît que les principes abstraits de différenciation sont plus importants que les moyens graphiques utiliser pour les réaliser. Ainsi, le principe est de différencier le zéro de la capitale O et de la bas-de-casse o ; la réalisation est l’utilisation de formes très elliptiques,de barres, de points. . . ou de les distinguer par leur hauteur ou par leur forme.
Le chiffre 1, la bas-de-casse l et la capitale I peuvent être distingués par la présence, la localisation et l’orientation des empattements, mais le nombre exact et l’emplacement de ceux-ci peut varier selon les préférences du dessinateur ou les fonctions de la fonte.
4 Un court survol historique
Bemer [2] laisse supposer que la confusion chiffre 0/lettre O résulte du manque de précision de l’écriture manuscrite des années 1950, lorsque les ordinateurs commencèrent à être largement utilisés dans l’industrie, dans les administrations et dans les milieux académiques. En fait, le problème graphique existait bien avant l’informatique et peut être suivi à la trace depuis l’écriture manuscrite et la première typographie de la Renaissance italienne, quand nos alphabets modernes ont pris forme, et quand les chiffres arabes ont commencé à apparaitre dans les publications et les écrits des humanistes.
Nos fontes romaines et italiques sont dérivées de l’écriture humanistique qui amalgamait deux formes distinctes de l’alphabet latin : les capitales romaines, qui ont atteint leurs formes canoniques à la fin du Ier siècle ap. J.C. et lesminuscules carolingiennes, basées sur la cursive descendant des capitales déformées par des scribes de la cour de Charlemagne au viiie siècle. La majorité des minuscules, qu’on appelle en typographie « bas-de-casse », ont vu leur formes se différencier des capitales (par exemple ‘a’ est une déformation du ‘A’, ‘b’ du ‘B’, ‘e’ du ‘E’), mais la minuscule ‘o’ garda la forme de la capitale ‘O’. L’évolution de la forme des capitales et des minuscules latines se fit indépendamment de celle des chiffres arabo-indiens ; ceux-ci n’ont pas été introduits en Europe avant la fin du xe siècle tandis que le zéro ne semble pas y avoir été utilisé de façon courante avant le début du xiiie siècle (Ifrah [8]). L’usage courant des chiffres arabes et du zéro dans les ouvrages de comptabilité et de mathématiques a été popularisé par le Liber Abaci, écrit vers 1202 par Leonardo de Pisa (plus connu sous le nom de Fibonacci). Les nombres romains, basés sur des lettres ou des symboles ressemblants à des lettres, continuèrent à être abondamment utilisés ailleurs.
Bien que les glyphes des systèmes d’écritures changèrent de forme au fil du temps, les changements maintinrent généralement les distinctions entre éléments. L’évolution des lettres latines indépendamment des chiffres arabo-indiens dura des siècles ce qui montre qu’il n’y avait aucune pression pour distinguer le chiffre zéro des lettres O et o, puisqu’ils faisaient partie de systèmes différents. Du ixe au xve siècle, les minuscules carolingiennes se sont transformées en gothiques. À mesure que les chiffres arabes ont vu leur usage s’accroître, ils ont été utilisés en écriture manuscrite gothique, où le glyphe du zéro tend à avoir un léger point là où les traits de la boucle se rejoignent (Figure 10).
4.1 Échantillon des premiers zéros imprimés
Tant dans les manuscrits gothiques qu’humanistiques, les chiffres arabes ont des ascendantes et descendantes, comme ceux qu’on appelle aujourd’hui elzéviriens (old style). Les ‘0’, ‘1’ et ‘2’ avaient en gros la hauteur d’x, les ‘3’, ‘4’, ‘5’ et 9’ descendaient sous la ligne de base et les ‘6’ et ‘8’ étaient au dessus d’elle. Ces caractéristiques ont été conservées en typographie. À l’époque de la Renaissance, le symbole zéro en écriture manuscrite et en typographie avait en général une forme circulaire proche de la minuscule o. Le zéro était parfois plus sous forme de point dans les écritures gothiques, et plus sous forme d’un anneau dans des scriptes humanistiques. Voici quelques exemples spécifiques.
1464
Un calendrier du mathématicien allemand Johann Müller von Königsberg (appelé Regiomontanus) a été imprimé à Nuremberg en 1474 avec une écriture gothique (figure 11). Les formes des lettres et chiffres arabes, avec le zéro, sont irrégulières car ces gothiques ont été imprimées à partir d’une plaque gravée en bois et non à partir de types fondus.
La même année, une édition latine de ce calendrier était aussi imprimée à Nuremberg, mais cette fois avec des types mobiles en romain humanistique, avec un zéro de forme presque circulaire. La lettre o est plus grande et plus noire que le zéro et a un plus grand contraste pleins-déliés. Les zéros manuscrits dans les deux colonnes de droite ont ces pleins et déliés caractéristiques de l’écriture manuscrite. Figure 11-b.
Une édition de 1476, imprimée en humanistique à Venise par Erhardt Ratdolt, utilise un zéro circulaire. La formes des chiffres 4, 5 et 7 ressemblent plus à ceux qu’on trouve dans nos fontesmodernes qu’à ceux des éditions précédentes. Cette édition de Ratdolt constitue le premier livre imprimé connu dont la première page de titre soit ornementée ; par ailleurs, elle utilise abondamment (quoique ce ne soit pas nouveau) des rubriques (impressions en rouge). Figure 11-c.
1474
Le Fasciculus Temporum, une encyclopédie d’histoire, par Werner Rollevinck, imprimée par Arnold ther Hoernen à Cologne en 1474, utilise intensivement les chiffres arabes, taillés dans un style gothique, y compris le zéro, pour les dates des événements historiques (la figure 12 en montre un exemple dans une autre édition).
1478
Un traité d’arithmétique, Arte dell’Abbaco (d’auteur inconnu), écrit en dialecte vénitien et imprimé à Trévise en 1478 par Gerardus de Las de Flandria ou Michele Manzolo, montre un glyphe du zéro à peu près circulaire qui ressemble beaucoup à celui de la minuscule o. Une singularité est que le glyphe du chiffre 1 a un point au dessus, le faisant ressembler à la minuscule ‘i’. Apparemment, aucun auteur ni imprimeur ne ressentait le besoin de distinguer ces chiffres des lettres similaires dans cet humble texte (voir [20]).
1491
Selon Ifrah [8], le mot « zéro » est apparu d’abord dans le De Arithmetica Opusculum de Philippi Calandri, imprimé à Florence en 1491. Le nom arabe pour zéro, sifr signifiant « vide », a été importé en latin médiéval sous la forme zephirum dans les oeuvres de Fibonacci puis plus tard simplifié en italien en zefiro et finalement réduit à zero. Les mots Ziffer en allemand, chiffre en français et cifra en espagnol, qui incluent tous les chiffres, viennent de ce même mot arabe sifr, tout comme le mot anglais cipher qui peut signifier zéro ou plus généralement un chiffre ou un code secret [24, 25]. En français, chiffre veut aussi dire code secret.
1494
Dans la Summa de Arithmetica (Somma di arithmetica en italien) de Luca Pacioli, imprimée par Paganinus de Paganinis à Venise en 1494, le zéro est pratiquement circulaire sans contraste plein ou délié dans les tracés, tandis que, dans la rotunda gothique utilisée pour le texte, la lettre o est plus grande, plus pointue et compressée. La différence est évidente si le zéro apparait dans des tables avec d’autres chiffres ou dans le texte courant avec des chiffres et des lettres. Un exemple numérisé à haute définition peut être vu en ligne sur le site de l’InstitutMax Planck d’histoire des sciences [26]. Un lecteur habitué à l’arithmétique sera bien sûr capable de découvrir une erreur de nombre dans l’un des exemples de multiplication en page 77 (de la version numérisée, folio 31 du livre). Les lettres et chiffres imprimés montrent parfois des variations à cause de la texture du papier fait main et des imperfections des premières impressions, mais les zéros dans les tables diffèrent nettement des minuscules o des colonnes de texte.
1498
Le manuscrit d’une autre oeuvre mathématique de Luca Pacioli, De Divina Proportione (figure 13), est illustré avec des dessins de polyèdres attribués à Léonard de Vinci mais, hélas, le scribe qui calligraphia le texte à la main avec une écriture humanistique élégante reste inconnu. Le texte utilise des chiffres arabes, mais le scribe, malgré une évidente maîtrise des plumes taillées en pointe, ne fait pas vraiment la différence entre le zéro et la lettre o ; probablement parce qu’il est difficile de dessiner une forme circulaire sans modulation avec une plume pointue. Bien que les chiffres arabes soient utilisés dans les figures et les calculs, les numéros de page sont en chiffres romains, montrant le conservatisme puissant de l’ancien système.
Il semble que, dans les livres imprimés avec des types humanistiques (notre style « romain ») avant le xvie siècle, les chiffres arabes soient rares dans le corps du texte, mais qu’ils apparaissent dans des indices, listes, tableaux et calculs. Même les numéros de pages (folii) étaient généralement imprimés en nombres romains jusqu’au xvie siècle.Mon impression du manque de chiffres arabes est toutefois basée sur une étude fragmentaire, et des recherches plus approfondies pourraient modifier mon interprétation.
Les raisons de la rareté des chiffre arabes dans les textes humanistes n’est pas connue, mais il est possible que les humanistes s’intéressaient plus à la philosophie classique, à la littérature et aux travaux historiques qu’aux mathématiques et aux traités d’arithmétique et de comptabilité. Des artistes et architectes humanistes publièrent des traités sur le dessin des lettres capitales romaines à l’aide de construction euclidiennes,mais ils n’abordaient ni le dessin des minuscules ni celui des chiffres. Il en ressort que les humanistes étaient plus intéressés par la capitale O que par le zéro. Ainsi, dans De Divina Proportione, Pacioli construit-il bien des capitales romaines,mais ni minuscules, ni chiffres.
Le zéro en forme d’anneau, plutôt que le zéro calligraphique, commence à apparaitre avec les fontes romaines humanistiques dans la dernière décade du xve siècle. Dans les travaux des humanistes, le contexte était probablement suffisant pour différencier le chiffre 0 de la lettre o la plupart du temps, mais notre exemple suivant montre un cas possible de confusion, peut-être dû au compositeur ou à l’absence de caractères dans la casse de romain. (Quand on compose à la main, il est facile de confondre des lettres qui se ressemblent, telles que ‘p’ et ‘q’ — d’où la maxime8 —et probablement ‘0’ et ‘o’.)
1498
Aldus Manutius publia à Venise l’Opera d’Angelus Politanus en 1498 (figure 14). Dans une page de l’Epigrammatum graecorum, une date (1490) en chiffres arabes utilise un zéro de mauvaise taille et mal aligné. En revanche, le zéro semble avoir les mêmes taille et alignement que les minuscules o de la fonte de texte en romain (le premier romain d’Aldus, gravé par Griffo). Le type est environ en corps 15,mais les chiffres semblent un peu plus petits. Peut-être le compositeur a-t-il confondu la lettre o et le chiffre zéro, ou peut-être que la casse des chiffres ne contenait pas de zéro, ce qui semble moins probable car Griffo, ou quiconque a gravé les chiffres, devait être capable de graver un zéro en même temps que les autres chiffres.
1499
Un an plus tard, Aldus utilisa un zéro correctement aligné avec les autres chiffres gravés à une très petite taille, dans une page d’errata du Hypnerotomachia Poliphili imprimé en 1499 (figure 15). Cet ouvrage est composé avec un caractère romain humanistique assez grand (environ 15 points) gravé par Griffo. Les bas-de-casse sont basées sur un romain existant, mais les capitales sont nouvelles. Les chiffres dans le texte courant du livre sont des nombres romains, mais dans la page d’errata à la fin du livre, de petits chiffres arabes (environ 60% de la hauteur d’x du corps courant) sont utilisés. Ces chiffres ont le dessin du zéro annulaire9 qui sera le standard pour les fontes romaines au xvie siècle. Voir par exemple le « 20 » en ligne 1 et le « 10 » en ligne 2 de la figure 15.
Ces exemples suggèrent que, pendant la Renaissance italienne, les lecteurs humanistes de livres imprimés et demanuscrits avaient peu de chances de confondre le zéro avec la capitale O; la confusion pouvait se produire entre le zéro et la minuscule o. Dans la plupart des cas, cependant, chiffres et lettres apparaissaient dans des contextes différents, ce qui diminuait les risques de confusion. Quand ils apparaissaient ensemble, le chiffre zéro et la minuscule o étaient distingués par une taille différente ou un ductus différent, du moins pour les types où la forme plus circulaire et le manque de contraste plein-délié du zéro permettaient de le distinguer de la lettre humaniste o, dont les pleins et déliés étaient contrastés.
Plus tard, au xvie siècle et particulièrement en France et à Anvers, les chiffres arabes devinrent de plus en plus utilisés avec des fontes en romain10. Un spécimen de caractères, attribué à François Guyot (figure 16), vers 1565, montre un jeu complet de chiffres arabes pour divers corps. Comme ceux du xve siècle, les chiffres arabes de Guyot ont des formes ascendantes et descendantes. Le zéro est gravé à peu près de la taille de la minuscule o, mais sans modulation pleins-déliés. Les types de Guyot sont gravés dans le style de ceux du Garamond, forme canonique de la typographie du xvie siècle ; vers 1550 beaucoup de spécimens (ou de relevés) montrent des listes de chiffres arabes gravés pour chaque corps et chaque style [45].
Un petit romain (environ 9 points, appelé Gaillarde) a été gravé par Robert Granjon en 1570, avec un zéro annulaire (figure 17).
Ainsi, durant la seconde moitié du xvie siècle, les chiffres arabes apparaissent dans les casses (ou leurs équivalents d’alors) : capitales et minuscules, ponctuations et chiffres arabes. Cet amalgame de formes disparates devint le standard en imprimerie du xvie au xixe siècle. Ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle qu’apparaissent les zéros ovales ou avec modulation de graisse (par exemple chez Bodoni vers 1789, ou Stephenson en Angleterre en 1797). C’était déjà le cas dans les écritures de chancellerie de l’époque où, par ailleurs, le chiffre 1 avait un empattement oblique (une attaque de plume) en haut à gauche pour le différencier de la capitale I.
Les revivals modernes des fontes du xvie au xviiie siècle proposent souvent des chiffres elzéviriens (old style) en plus des chiffres alignés (lining), ces derniers ayant en général la hauteur des capitales (figure 18).
Sabon de Jan Tschichold (1967) et Sabon Next de Tschichold et Jean François-Porchez (2002) sont des revivals d’un type gravé par Claude Garamont vers 1550 (il est difficile de proposer une date exacte car Tschichold a probablement utilisé plus d’un modèle de Garamont). Porchez suggère que le dessin de Tschichold a pu être influencé par des types gravés dans le style du Garamond par Guillaume Le Bé, un contemporain plus jeune de Garamont. Dans Sabon, le zéro elzévirien a une modulation de plein et déliés mais les parties grasses sont en haut et en bas, et non à gauche et à droite, contrairement aux contrastes traditionnels, comme pour réduire la confusion potentielle entre le zéro et la bas-de-casse o. Ce dessin du zéro est peut être une invention de la fonderie Stempel11, mais pas celle de Garamont. Pour les chiffres alignés de Sabon, le zéro a la hauteur des capitales et est nettement plus grand que la bas-de-casse o ; la différence entre eux est évidente.
L’Adobe Garamond de Robert Slimbach (1989), un autre revival de types gravés par Garamont, a un zéro annulaire d’épaisseur constante, comme celui du spécimen de Guyot.
Galliard de Matthew Carter (1978), basé sur des dessins de Robert Granjon, a aussi un zéro annulaire d’épaisseur constante. Le nom de cette fonte vient de la Gaillarde de Granjon, mais n’est pas une copie exacte de ce corps précis.
Les machines à écrire apparurent à la fin du xixe siècle et devinrent vite populaires. On dit que le premier manuscrit qui ait été soumis à un éditeur sous forme tapée à la machine a été Huckleberry Finn [un roman picaresque de l’AméricainMark Twain], imprimé en 1884. Le style dominant des caractères de machines à écrire était connu sous le nom de Modern, ce qui couvre un très grand éventail de formes, des élégantes didones de Bodoni et Didot (qu’on utilise encore dans des publicités de haute-couture) à leurs descendants de tous les jours ce qui inclut Scotch Roman, AmericanMonotypeModern 8a et ComputerModern, sa version Metafont par Donald Knuth.
Ces fontes Modern12 apparurent à la fin du xviiie siècle avec de nouvelles proportions pour le dessin des chiffres. Au lieu des chiffres elzéviriens avec des ascendantes dépassant la ligne des x et des descendantes sous la ligne de base, les chiffres Modern-style étaient gravés de façon que les sommets des chiffres soient alignés. Le premier de ces ensembles de chiffres de même hauteur a été un caractère de transition tardif gravé par Richard Austin pour John Bell en 1788 ; la hauteur des chiffres était intermédiaire entre celle des capitales et la ligne des x. Ce style de chiffres a été adopté par les autres fonderies de caractères anglaises et écossaises. Le caractère appelé Scotch Roman dérive de caractères originellement fondus au début du xixe siècle dans des fonderie écossaises, notamment la fonderie William Miller à Édimbourg en Écosse. Certains de ces caractères Scottish ont été refondus à la fin du xixe siècle et vendus aux U.S.A. sous le nom de Scotch Roman. La version grasse, produite au début du xxe siècle parMonotype, a des chiffres alignés légèrement plus bas que les capitales.
Le catalogue de 1815 de la fonderie de caractères de Vincent Figgins montre des chiffres alignés pour toute une série de caractères de labeur ; la hauteur des chiffres est celle des capitales.
Bringhurst [4] suggère que le passage du dessin des chiffres elzéviriens à celui des chiffres alignés a été influencé par les chiffres manuscrits des boutiques anglaises et des affiches au xviiie siècle et est donc la conséquence de l’émergence de la classe moyenne. C’est possible, mais il est évident qu’au moment où la machine à écrire a été développée, à la fin du xixe siècle, le modèle standard pour les chiffres était devenu le style Modern avec des hauteurs identiques (Figure 19).
Pour réduire à la fois la complexité de la mécanique de la machine et l’ergonomie du travail de la personne qui tape, pratiquement toutes les machines à écrire utilisaient des caractères à chasse fixe. Une exception a été l’IBM Executive électrique dans les années 1940 et 1950, et quelques modèles de l’IBM Selectric conçue quelques années plus tard et qui utilisait des espaces proportionnels. Dans les « fontes » de ces machines à écrire, le zéro et la majuscule O ne pouvaient donc pas être différenciés par leur chasse. De plus, la plupart des caractères de machines à écrire avaient une épaisseur constante, c’est-à-dire qu’ils avaient perdu la modulation plein-délié des caractères d’imprimerie, et du coup le zéro et lamajuscule O ne pouvaient pas se différencier par leur épaisseur de traits. Ainsi, le zéro et la lettre O, ayant la même chasse, lamême hauteur et des traits de même épaisseur, se ressemblaient pour les machines à écrire.
Dans un document tapé avant le développement des ordinateurs au milieu du xxe siècle, le contexte était vraisemblablement suffisant pour distinguer les chiffres des lettres,mais en informatique, il semble qu’il y ait eu un mélange plus grand de chiffres avec des lettres, provoquant les questions discutées dès 1967 par Bemer [2].
En impression par ordinateur, on a parfois différencié les formes de symboles en faisant l’un plus rectangulaire et l’autre plus oval, mais il n’y avait aucun consensus sur quel symbole devait avoir quelle forme, et la confusion continua. Comme pour compliquer le problème, on retrouve la même confusion entre le zéro et la lettre O à l’oral où le chiffre zéro était, et est encore13 souvent prononcé «O». Bemer [2] rappelle que le célèbre avion Boeing 707 était appelé seven-oh-seven et non seven-zero-seven. Sur le cadran ou sur le clavier d’un téléphone, la touche O (comme pour Opérateur) est la touche du zéro, pas la touche 6 (couvrant MNO). De même on épelle les numéros de téléphone en prononçant le zéro « oh », par exemple five-oh-three (503) pour l’indicatif de l’Oregon nord-ouest.
Sur beaucoup de machines à écrire, le chiffre 1 et la bas-de-casse l étaient complètement confondus, avec une seule touche et un seul glyphe pour les deux graphèmes, probablement pour des raisons d’économie de clavier. La même fusion s’est aussi produite avec le chiffre 0 et la lettre O sur certaines machines à écrire (surtout des portables). Mais si un document dactylographié était ensuite composé au plomb, le compositeur rétablissait bien les bons caractères en s’appuyant sur le contexte. On retrouve ce même phénomène dans les langues parlées : la distinction entre deux phonèmes peut disparaître dans certains cas spécifiques si certaines conditions sont réunies,mais être restaurée dans d’autres situations. C’est ce qu’on appelle la neutralisation (phonemic merger) en phonologie. En informatique, la paire chiffre-1/lettre-l devint visiblement source de confusion quand les minuscules furent ajoutées au standard ASCII [14]. Comme pour celle chiffre-0/lettre-O, le contexte n’était plus suffisant pour différencier les glyphes dans le domaine de l’informatique.
Quand les entrées et sorties d’ordinateur commencèrent à être faites par des terminaux comme les Teletypes, le zéro et la capitale O se distinguaient par une barre en travers du zéro14, comme dans le listing imprimé par une Teletype ASR 33 (Figure 20).
Bien que les fontes des machines à écrire traditionnelles ne distinguaient pas le chiffre zéro de la lettre O, diverses fontes spéciales du monde de l’informatique ont parfois exagéré leurs différences comme le recommandait Bemer en 1967 [2]. Dans OCR-A, une fonte définie par l’ANSI pour la reconnaissance optique des caractères (OCR), le zéro est pratiquement rectangulaire tandis que la lettre O a une forme losange. La première version de cette fonte date de 1968, chez American Typefounders. La technologie ayant évolué, OCR-A est devenue obsolète en tant que fonte OCR, mais est encore en usage en publicité pour donner un look retro-techno à des images ou documents. Dans la fonte OCR-B dessinée par Adrian Frutiger en 1968, le zéro est plus grand et plus rectangulaire que la lettre O, ovale. Le chiffre 1, la capitale I et la bas-de-casse l se distinguent par la présence, la localisation et la forme (anguleuse ou courbée) des empattements (figure 21). Notons que certaines caractéristiques de fontes à chasse fixe dessinées quatre décennies plus tard imitent les solutions conçues par Frutiger dans les années 1960 (figure 9).
5 Conclusion
Les lettres latines et les chiffres arabo-indiens ont évolué séparément dans les différentes écritures manuscrites de cultures distinctes, mais chacun des ensembles résultants montre une forme qui était petite, ouverte, circulaire ou elliptique : zéro dans les chiffres et O dans les lettres. Il n’y avait pas de problèmes de confusion entre chiffres et lettres jusqu’à ce qu’ils soient utilisés ensemble dans des textes aux xiie et xiiie siècles, quand les chiffres arabo-indiens commencèrent à être adoptés par les mathématiciens européens. Pendant quelques siècles, cependant, divers contextes et, parfois, différents styles d’écriture apparurent comme suffisants pour désambiguiser la signification de glyphes se ressemblant.
Au xve siècle toutefois, l’imprimerie développa considérablement la production et la distribution de livres. Puis, quand on vendit ces livres à un plus grand lectorat international, la normalisation des formes de caractères devint une nécessité. Dès l’apparition du chiffre zéro dans des imprimés et plus tard, à la fin du xve siècle, le zéro prit une forme circulaire qui était donc plus ou moins d’épaisseur constante c’est-à-dire sans contrastes pleins-déliés. Cette forme d’anneau permit de distinguer typiquement le zéro des minuscules o qui, dans les fontes issues des écritures manuscrites humanistes, étaient modulées. Le zéro annulaire a été adopté pour la plupart des fontes romaines du xvie siècle et a été utilisé jusqu’à la fin du xviiie ou au début du xixe siècle.
Dans les dernières décennies du xviiie siècle, est apparu un nouveau style de chiffres qui avaient à peu près lamême hauteur que les capitales. Agrandir leur taille rendit le zéro plus distinguable de la bas-de-casse o, mais créa une nouvelle confusion pour la paire zéro/capitale O. Pour les types imprimés, le glyphe du zéro était en général plus étroit que la capitale O, ainsi ces deux caractères pouvaient toujours se différencier ; mais, dans les dernières décennies du xixe siècle, les machines à écrire obligèrent tous les caractères à avoir la même chasse, éliminant ce critère pour distinguer le zéro de la capitale O. Apparemment, le contexte permettait encore de distinguer la frappe d’un zéro de celle d’unOdans la plupart des correspondances et documentsmais, au milieu du xxe siècle, les confusions devinrent nombreuses à cause des imprimantes d’ordinateurs utilisant des fontes comme celles des machines à écrire et des programmes informatiques utilisant un grand mélange de lettres et chiffres. Il s’ensuivit alors plusieurs décennies de propositions de dessins, de discussions et d’expérimentations pour développer la meilleure façon de différencier le zéro de la capitale O. Les propositions du camp des « humanistes » modifiaient plutôt le zéro tandis que celles du camp des « techniciens » touchaient plutôt la lettre O. Les progrès de l’informatique et de la chaîne graphique numérique ont parfois pu faciliter la différenciation, mais aussi la compliquer, selon que l’on améliorait le rendu des caractères ou que l’on augmentait le nombre des caractères sujets à confusion.
Des signes de consensus sont apparus dans les fontes numériques développées au cours de ces trois dernières décennies : c’est le glyphe du zéro qui est modifié en général, que ce soit avec une barre diagonale, un point ou tout autre moyen, tandis que la capitale O reste indemne. On peut donc dire que ce sont les humanistes qui ont gagné.
D’autres caractères se ressemblant sont alors apparus, notamment le triplet « I l 1 » (capitale I, bas-de-casse l et chiffre 1).Diverses tendances ont aussi convergé pour distinguer ces trois glyphes, mais pas aussi nettement que pour le zéro et la capitale O. L’inclusion de symboles mathématiques dans les fontes, et l’emploi grandissant de symbolesmathématiques dans les documents électroniques cause de nouvelles formes de confusion ; tant pour les dessinateurs de caractères et les éditeurs de documents que pour les lecteurs, le problème de symboles identiques n’a toujours pas été entièrement résolu.
Remerciements
Je remercie Karl Berry et Barbara Beeton dem’avoir suggéré cet article, de l’avoir patiemment attendu et dem’avoir fait des suggestions efficaces pour en améliorer le texte et les illustrations ; et à nouveau Karl pour l’avoir traduit en TEX.
Merci à Steven Galbraith et Amelia Hugil-Fontanel pourm’avoir donné accès aux splendides ouvrages de la Collection Cary du RIT [Rochester Institute of Technology], et encore à Amelia pour la photographie de la page du Hypnerotomachia Poliphili. Merci à Rolf Rehe pour m’avoir aidé à obtenir et àm’expliquer certaines parties de la note DIN 1450, et à Otmar Hoefer pour ses commentaires sur le design de Karlgeorg Hoefer pour les plaque de véhicules allemands. Merci à Kris Holmes d’avoir assemblé les images de la figure 21 et pour tant d’années d’inspiration et de collaboration sur le dessin de la fonte Lucida.
Pour la version française, je remercie Frank Blokland pour l’autorisation d’utiliser ses photographies, leMusée PlantinMoretus, la Bibliothèque de Rennes-Métropole et Jacques André—avec qui je partage depuis plus de 25 ans la passion de l’informatique, de la typographie et de la culture— pour sa traduction et ses commentaires.