Une bonne
Béatrice Warde, « Le Verre en cristal ou la typographie devrait être invisible », trad. de Stéphane Darricau; dans Le graphisme en textes. Lectures indispensables, Pyramyd, 2011, pp. 39-43.
Vanina Pinter, « Dispar(être) - le plomb de la transparence », publié sur regarderparlafenetre.fr,
juillet 2018,
URL: https://regarderparlafenetre.fr/en/disparetre-le-plomb-de-la-transparence. Révisé en
juin 2024 spécialement pour cette publication.
Le Verre en cristal
1932
Imaginez, posée devant vous, une carafe de vin. Pour cette démonstration purement théorique, vous êtes
libres de choisir votre cru préféré, brillant d’une robe profonde et cramoisie. Devant vous trônent
également deux verres à pied. L’un est fait d’or massif, ciselé des motifs les plus recherchés. L’autre
est d’un verre clair comme le cristal aussi fin et transparent qu’une bulle de savon. Versez, buvez ; et
selon que vous aurez choisi le premier ou le second des deux verres, je saurai si vous êtes ou non
un connaisseur. En effet, si vous n’avez que peu d’intérêt pour le vin, vous ne saurez résister à la tentation de boire dans un
récipient d’une valeur ostensible de plusieurs milliers de livres; mais si vous êtes un membre de cette
espèce raréfiée, les amateurs de grands crus, vous choisirez le verre de cristal, conçu
pour révéler plutôt que cacher le chef-
d’œuvre qu’il est destiné à contenir.
Permettez-moi de filer encore quelques instants cette métaphore parfumée ; vous constaterez, en effet,
que chacune des vertus du verre le plus parfait connaît un parallèle en typographie. Prenez, par
exemple, le long pied fin qui supporte le ballon et le préserve de toute empreinte digitale : il
a pour fonction d’éviter qu’un nuage vienne s’interposer entre vos yeux et le cœur ardent
du précieux liquide. Est-ce que les marges d’un livre n’ont pas semblablement pour utilité de garder vos
doigts hors du rectangle d’empagement ? Mieux encore : le
ballon est fait d’un verre incolore ou à peine teinté parce que le véritable connaisseur juge un vin
en partie d’après sa couleur, et qu’il ne pourrait supporter que la perception de celle-ci
soit altérée. La typographie connaît mille maniérismes tout aussi imprudent et arbitraire que celui qui
consiste à servir du porto dans un verre teinté de rouge ou de vert ! Qu’un verre à pied présente une
base à l’apparence fragile et vous craindrez de le renverser, aussi subtilement équilibré soit-il par
ailleurs. Et il existe pareillement des façons de composer une ligne de texte qui, malgré leur relative
efficacité, instillent chez le lecteur la peur subconsciente de « doubler » une même
ligne, de percevoir
trois mots comme
en étant un seul, et ainsi de suite.
L’hommme qui a fait le choix du verre plutôt que celui de la céramique ou de l’acier pour contenir son
vin est, à mon sens, un « moderniste ». C’est-à-dire que la première question que cet objet particulier
lui a inspirée n’a pas été « À quoi devrait-il ressembler ?» mais « Quelle est sa destination ? » ; de
ce point de vue, toute bonne typographie est,
par essence, moderniste.
L’un est
fait
d’or massif,
ciselé
des motifs les plus recherchés
L’autre
est
d’un verre
clair comme
le cristal,
transparent
comme une bulle de savon
Le vin est une substance si étrange et si puissante qu’il a pu à la fois être employé, en certains lieux
et à certaines époques, comme un élément central de rites religieux, et, en d’autres temps et d’autres
lieux, être la cible des attaques d’une virago armée d’une hachette. Il n’existe au monde qu’une seule
autre chose capable d’exalter et d’altérer l’esprit des hommes dans des portions similaires –
l’expression cohérente de la pensée. C’est là le premier miracle de l’humanité, et il est unique à
l’Homme. Il n’existe aucune « explication » au fait que je puisse produire des sons arbitraires et
qu’ils soient susceptibles d’amener un parfait étranger à comprendre le fond de ma pensée. Que je sois
capable d’engager une conversation avec une personne inconnue vivant à l’autre bout de la planète en
traçant des signes noirs sur du papier relève de la magie pure. La parole, la radio, l’écriture et
l’imprimerie sont toutes, littéralement, des formes de transmission de pensée, et cette
capacité et cette avidité à transmettre et à recevoir les fruits de la pensée sont, presque à elles
seules, à l’origine du processus
de civilisation.
Si vous acceptez cela, vous serez également d’accord avec la thèse suivante: la caractéristique
primordiale de l’imprimé est qu’il transmet des pensées, des idées, des images, d’un esprit à d’autres
esprits. Cet axiome constitue ce que l’on pourrait
appeler la « porte d’entrée de la science typographique ». Derrière celle-ci s’ouvrent des centaines de
pièces; mais si votre sésame n’est
pas l’imprimé a pour objet de transmettre
des idées spécifiques
et cohérentes,
vous prenez tout bonnement le risque
de vous tromper d’adresse.
Avant de nous préoccuper de la direction dans laquelle nous emmène ce postulat, voyons d’abord où il ne
nous mène pas nécessairement. Si un livre est imprimé dans le but d’être lu, nous devons en premier lieu
distinguer le « confort de lecture » de ce qu’un opticien appellerait la « lisibilité ». Une page
composée dans une antique grasse corps 14 est, si l’on en croit les tests effectués en laboratoire, plus
« lisible » que la même page en Baskerville corps 11. En ce sens, un orateur est plus « audible »
lorsqu’il beugle – alors même qu’une voix n’est n’est jamais aussi persuasive que lorsqu’elle sait se
faire oublier. Et nous voici revenus au verre de cristal ! Je n’ai pas besoin de vous prévenir que, si
vous commencez à prêter trop attention aux inflexions et au rythme des phrases d’un conférencier, vous
vous endormirez. D’ailleurs, quand vous écoutez une chanson dans une langue qui n’est pas la vôtre, une
partie de votre esprit s’endort effectivement – laissant ainsi libre cours à l’expression de votre
sensibilité esthétique, désormais affranchie de la domination de vos facultés de raisonnement. C'est là
que s’accomplit l’art; mais ce n’est pas l’objet de l’imprimé. Un caractère typographique, lorsqu’il est
bien emp-loyé, est invisible en tant que caractère typographique, tout comme l’orateur le plus accompli
sait faire de sa voix le
véhicule transparent
des mots et des idées.
Nous pouvons, certes, tirer des satisfactions esthétiques de tous ordres d’un objet imprimé, mais nous
ne devons jamais oublier que son importance tient d’abord dans son utilité. Pour cette raison, il est
néfaste d’employer le terme d’« œuvre d’art » à propos d’un imprimé, et particulièrement si l’on fait
par là allusion au champ des arts plastiques, car cela revient à suggérer que cet imprimé a
pour but premier l’expression de la beauté – en tant que telle et comme source de délectation
esthétique. Aujourd’hui, la calligraphique peut être comptée au rang des Beaux-Arts, parce que son
utilité première, économique et pédagogique, a simplement disparu ; mais l’imprimerie en langue anglaise
ne saurait être considérée comme un art jusqu’à ce que la langue anglaise elle-même cesse de véhiculer
des idées à l’usage des générations futures – et que l’utilité de
l’imprimerie soit remise en cause
par
une nouvelle techni-
que inconnue.
Le dédale des pratiques typographiques ne connaît pas de limites, et cette idée de l’imprimé comme
véhicule est, de l’opinion de tous les grands typographes avec lesquels j’ai eu le privilège de
m’entretenir, l’unique lumière qui peut nous guider dans ce labyrinthe. J’ai vu bien des graphistes
passionnés par leur métiers, dénués de cette humilité
essentielle et animés d’un enthousiasme excessif, se tromper davantage, commettre plus d’erreurs
absurdes que je n’aurais cru possible. Guidés par cette lumière, cette idée
d’utilité ancrée dans votre esprit, vous serez capables des réalisations les plus
spectaculaires, et vous constaterez qu’elles justifieront votre engagement de la manière la plus
triomphale. Revenir aux bases les plus fondamentales pour construire un raisonnement n’est jamais une
perte de temps. Je pense que, dans le tourbillon de vos problèmes particuliers, vous ne dédaignerez pas
de consacrer une demi-heure à l’examen d’un ensemble de notions simples et vastes impliquant
quelques principes abstraits.
Un jour, au cours d’une conversation avec le concepteur d’un très joli caractère typographique de
titrage, que vous avez tous dû au moins employer une fois, il m’arriva de dire quelque chose à propos de
la façon qu’ont les artistes de penser à certains problèmes. Aussitôt mon interlocuteur répliqua, avec
un geste empathique : « Oh, madame, nous autres artistes ne pensons pas – nous sentons
! » Le même jour, je rapportai cette tirade à un autre typographe de ma connaissance, lequel, étant d’un
tempérament moins poétique, murmura en retour: « Je ne me sens pas très bien, aujourd’hui, je
pense ! » Et il avait raison; il fait partie de cette catégorie des gens qui réfléchissent; et
c’est pour cette raison que, médiocre peintre, il est à mes yeux un typographe et un concepteur de caractère dix fois meilleur que celui qui se
tient instinctivement éloigné
de tout ce qui ressemble à un
argument rationnel.
Parvenir
à la « page
transparente
»
n'est ni simple
ni évident.
Il est deux fois
plus facile de se montrer vulgaire que discipliné.
J’éprouve une certaine méfiance envers ces amateurs de typographie qui prélèvent une belle page d’un
livre imprimé et l’accrochent, encadrée, sur un mur – je les soupçonne toujours d’avoir, pour satisfaire
un besoin esthétique, attenté à quelque chose d’infiniement plus important. Je me souviens de T. M.
Cleland, le grand typographe américain, me montrant un jour la maquette d’un dépliant commercial pour
Cadillac qui comportait des décorations en couleurs. N’ayant pas encore reçu le texte définitif, il
avait réalisé son esquisse en em-ployant du faux texte en latin. Contrairement à ce que vous pensez, ce
choix était dicté par d’autres raisons que celles qui poussèrent les anciens fondeurs de caractères à
choisir pour leur spécimens le célèbre Quousque Tandem (c’est-à-dire que le latin employant
moins de lettres pourvues de descendantes et d’ascendantes, il présente des lignes visuellement
homogènes). Non, m’expliqua-t-il, il avait d’abord utilisé un faux texte anglais, le plus
dénudé d’intérêt qu’il avait pu trouver (oserai-je l’avouer ? Il l’avait tiré du Hansard) et,
malgré cela, le client auquel il avait soumis la maquette n’avait pu s’empêcher de le lire et d’en
commenter certains passages ! Je fis alors une remarque sur la mentalité qui règne dans un conseil
d’administration, mais M. Cleland répondit: « Non, non, ce n’est pas cela qui est en jeu ici; si mon
interlocuteur ne s’était pas senti presque forcé de lire – si les mots qu’il avait sous les yeux ne lui
était pas soudain apparus comme attirants et importants – alors mon travail se serait soldé par un
échec. Employer
un faux texte en italien ou en latin est
seulement une solution facile pour
indiquer
qu’il ne s’agit pas là
du texte définitif. »
Le typographe
du livre a pour tâche d’ériger
une fenêtre
entre le lecteur assis à l’intérieur et ce paysage
que sont les mots de l’auteur.
Pour conclure, permettez-moi de concentrer mon propos sur la typographie du livre, le domaine qui
contient les fondamentaux, avant de revenir sur quelques points spécifiques à la publicité. Le
typographe du livre a pour tâche d’ériger une fenêtre entre le lecteur assis à l’intérieur et ce paysage
que sont les mots de l’auteur. Il pourrait, par exemple, construire un vitrail coloré d’une merveilleuse
beauté, qui se révélerait un échec cuisant en tant que fenêtre – mettons, employer un caractère de texte
de style gothique, superbe et solennel, mais destiné à être plus regardé que lu. Ou il
pourrait choisir ce que j’appelle une typographie « transparente » ou « invisible ». Je possède dans ma
bibliothèque un ouvrage dont je ne me rappelle rien en ce qui concerne sa mise en forme typographique;
quand je pense à ce livre, seuls les Trois Mousquetaires et leurs camarades arpentant avec panache les
rues de Paris me viennent à l’esprit. Le troisième type de fenêtre est celui dans lequel chaque baie est
constituée d'un assemblage de petites pièces de vitres serties de plomb et cela correspond à ce que nous
appelons aujourd’hui l’«édition d’art» – vous ne pouvez manquer de vous apercevoir qu’il y a
une fenêtre, et que quel-qu’un a pris beaucoup de plaisir à la construire. Il n’y a rien à objecter à
cela, pour une raison très importante, liée à la façon dont fonctionne notre subconscient. Il se trouve,
en effet, que notre cerveau fixe son attention à travers le texte imprimé et non sur
lui. Tout caractère typographique qui, par une bizarrerie de son dessin ou une graisse trop
prononcée, vient à bloquer l’image mentale que véhicule le texte, est un mauvais caractère. Notre
subconscient craint en permanence les erreurs de lecture (occasionnées par une composition illogique,
des approches trop resserrées, des lignes longues et trop peu espacées les unes par rapport aux autres),
l’ennui, l’excès de zèle. Le titre courant qui hurle page après page, la ligne qui semble un seul mot
interminable, les capitales entassées les unes sur les autres faute d’un
espacement suffisant provoquent
des phéno-
mènes de « dérapage subconscient »
et de perte de concentration.
Et si ce que je viens de dire est vrai de la typographie du livre, même s'agissant des éditions limitées
les plus raffinées, cela est cinquante fois plus vrai en ce qui concerne le champ de la publicité, dans
lequel l'unique raison pour l'achat d'espaces d'annonce est précisément la transmission du message – et
la possibilité de susciter un désir directement dans l'esprit du lecteur. Il est
tragiquement facile de perdre la moitié de l'attention du lecteur en composant le texte d'une
annonce, aussi simple et séduisant soit-il, dans un alphabet dont le style engendre inconfort et
suspicion parce qu'il s'éloi-gne trop de la retenue classique d'un caractère de texte. Attirez toute
l'attention nécessaire dans vos titres, tordez les lignes dans tous les sens pour former des
compositions décoratives si vous êtes convaincu que le texte qui vous a été fourni n'a aucune
qualité de persuasion commerciale; mais si vous avez la chance de travailler avec des textes de
bonne facture, je vous supplie de vous souvenir que des milliers de gens paient d'un argent durement
gagné le privilège de lire des pages de livre
sobrement composées, et que seule votre
inventivité la
plus délirante pourra les
empêcher de lire un texte
réellement intéressant.
La typographie demande une certaine humilité – celle-là même qui, faisant par trop défaut à nom-bre de
disciplines purement artistiques, les amène aujourd'hui à patauger dans des expérimentations
narcissiques et larmoyantes. Parvenir à la « page transparente » n'est ni simple ni évident. Il est deux
fois plus facile de se montrer vulgaire que discipliné. Quand vous aurez compris que la mauvaise
typographie ne disparaît jamais d'elle-même, vous serez capable d'atteindre à la beauté comme le sage
atteint au bonheur – en visant à autre chose. Le « typographe cascadeur» n'apprend l'inconstance que des
hommes riches qui n'aiment pas lire.
Peu leur importent vos hésitations
sur la forme des empattements ou le crénage,
ils n'ont que faire de votre perfectionnisme.
Personne, à l'exception des autres praticiens,
ne sera
en mesure d'apprécier votre talent
ne serait-ce qu'à moitié.
Mais vous passerez
de nombreuses
années,
pleines
d'heu-
reu-
ses
expériences,
à façonner ce verre cristallin, digne
de contenir les meilleurs crus de l'esprit humain.
Une bonne
épouse
typographie
une
femme
typographie
douce,
s'efface, se fait discrète,
laisse la parole
au grand
homme
texte
dispar(être)
Juillet 2018
Le métier de graphiste est plongé dans un camaïeu de
transparences (« il y a quelques météores » me disait récemment Alain Le Quernec). La
critique du design graphique se consolide et dialogue avec des textes fondateurs où cette idée de
transparence, précisée par la notion d’invisibilité est cruciale. Le graphisme taille, permet le
visible, tout étant lui-même invisible. La métaphore de la transparence perdure selon une constance
éclairante. Avec l’émergence des sociétés industrielles, puis capitalistes, le graphisme est partout et
nulle part. Il est le cadre inaperçu du lisible et du visible.
Quant au graphiste, il/elle vit, apprend,
se construit dans cette grisaille
de transparences.
Le texte de Béatrice Warde, Le verre de cristal ou la typographie invisible (écrit pour une
conférence vers 1930) s’est imposé comme une référence sur cette économie visuelle de la transparence.
Certes ses réflexions sont spécifiques à la typographie mais elles sont régulièrement étendues
à
l’ensemble du design graphique.
[...] La disparition du graphiste face au texte (ou au sujet de la commande) qu’on lui confie est un gage de
probité. Une traduction dans des signes et des codes
typographiques humbles, objectifs, témoigne d’une conscience professionnelle et d’une
véritable éthique. Les injonctions idéologiques liées à la clarté et associées à ce qui serait un
fonctionnalisme opérant se lit régulièrement : un bon
graphiste s’efface devant son sujet,
il n’a
pas de style.
Il s’adapte, caméléon.
La typographie doit ses sources au plomb, mais elle a des aspirations gazeuses. La typographie a pour
vertu de s’évaporer à la lecture. Elle disparaît quand un individu est aspiré par la saveur des mots.
Qui se souvient à quelle typographie il doit
sa lecture du Deuxième Sexe ?
Aujourd’hui, l’effacement demeure la marque ou la norme du « bon » graphiste (parfois, on entend du «
bon moderniste »). Celui, celle qui déroge à cette règle peut facilement passer devant le tribunal de
différentes instances : trop de personnalité nuit aux citoyens et à l’utilité publique. Devant une
époque si bruyante, si bavarde, où les grilles notamment des réseaux sociaux avivent la portée de toute
micro-remarque, où le vain et le falsifié peuvent avoir une reproductibilité immédiate et
internationale, une structure lisible, transparente, construite est un rempart d’une absolue
nécessité.
Un bon graphiste
est un traducteur
invisible.
La contribution des femmes, en ce sens, ne démérite pas. Depuis le début du 20e siècle, elles
sont transparentes au point d’avoir disparues, comme si elles n’avaient jamais été graphistes ou
seulement récemment. [...] Régulièrement, on s’étonne, on relit, « on » observe que les femmes ont été
là, au travail, intensément et à leur manière.
Régulièrement, on réétudie leur contribution.
L’anonymat a toujours été une affaire particulière, de femmes.
Aparté : on peut savourer devant sa bibliothèque et ses bibliographies l’ultra visibilité des graphistes
qui prêchent la transparence. Le « vrai » chemin a besoin de prédicateurs et d’objets imprimés qui
certifient leur valeur. La valorisation de la clarté, de l’universel engendre une masse de mots d’ordre
de designers qui se doivent de rester objectifs pour construire un monde (meilleur). [...] Même la clarté humble se constitue de ce paradoxe : imposer une
idéologie bienfaitrice demande une rigueur renouvelée
d’affirmation de ses propos, de rééditions, d’impressions de nouveaux manuels. Tout cette
machinerie de la clarté témoi-gne à quel point elle est sans cesse menacée, qu’elle doit sans cesse être
réimprimée, transmise, enseignée, partagée. La vie et ses turbulences chaotiques, la vivacité et ses
excès déraisonna-
bles demeurent menaçantes. Elles pointent
à la porte de toute pensée limpide.
Elles
pointent l’errance. [...]
Au quotidien, nous essayons de rendre clairs, lisi-bles : nous serons toujours dans l’essai.
La clarté, intellectuelle ou typographique, ne connait pas de stabilité définitive. Un des ses «
défauts » ontologique et problématique réside dans son caractère impétueux : la clarté ne supporte
pas ses fissures constituantes. Vouloir être lisible, vouloir construire le lisible demande également à
pousser dans
les marges, voire dans le hors-champs tout
ce qui ne parvient à se transformer
et à se
construire en lisible.
GraphistEs,
Préparez-vous
à l’invisibilité.
Acceptez
la transparence.
Relisez le texte
de Béatrice Warde.
[...] Un jour d’octobre 2017, le texte de Béatrice Warde est posé sur l’étagère de ma bibliothèque à
côté du Journal d’Alice James. La métaphore du contenant (transparent) et contenu (révélé)
prend un autre parfum. Si je remplace le mot « typographie » (soit le mot « verre ») par le mot « femme
» et le mot « texte » (soit le mot « vin ») par le mot « homme », à bien des endroits, le texte
fonctionne. Tout s’emboîte. Le fonctionnalisme remet chaque élément à sa place. Une bonne épouse, une
femme douce s’efface, se fait discrète, laisse la parole au grand homme. Elle ne cède à aucun « débordement larmoyant », « excès »,
« narcis-
sisme ». Elle reste à son rang, silencieuse,
précieuse, elle valorise, elle éclaire,
elle laisse
briller le discours de l’homme.
Elle disparaît.
« Parvenir à la “page transparente” n’est ni simple ni évident. Il est deux fois plus facile de se
montrer vulgaire que disciplinée ». Cette remarque de Warde pourrait être extraite d’un manuel de
bonne conduite adressée à des jeunes filles
en ce début du 20e siècle.
« Quand vous aurez compris que la mauvaise “fem-me”
(pour “typographie”, ndlr) ne disparait jamais d’elle-même, vous serez capable d’atteindre à la
beauté comme le sage atteint au bonheur – en visant autre chose ». D’elle-même, par « nature
» , la femme vit le vice, d’où le recours strict à la discipline : avoir de bonnes manières, se tenir,
se rendre transparente afin de cheminer
vers une vie sage. [...]
« Ces milles maniérismes tout aussi impudents et arbitraires », qui inquiètent tant la spécialiste
peu-vent autant frapper une typographie que la bienséance d’une femme. Le maniérisme est toujours
l’inverse de la bonne manière (trop de manières fait craindre l’alliance de la vulgarité et de
l’ou-trance, alliance portant toujours atteinte à la crédibilité d’une femme). Le dressage (de la femme,
de la table) a une fin, le bonheur doux et satisfaisant d’être à sa place, utile. « Mais vous passerez
de nombreuses années, pleines d’heureuses expériences, à façonner ce verre cristallin,
digne de contenir
les meilleurs crus
de l’esprit humain ».
Dans sa vie privée et professionnelle, Béatrice Warde a fait preuve d’audace et de fermeté que ce texte,
par un détournement anachronique,
ne remet pas en question, mais il ravive les
paradoxes et les
difficultés d’être…
hors grilles. [...]
L’effacement témoigne d’une forme d’élégance. L’élégance de la typographie tient à une certaine
humilité, à une « retenue classique ». Il faut bannir tout caractère qui hurlerait, déraperait. Le
fantas-que est un nuage entravant la compréhension.
Le fantasque (féminin) est une crise
qu’il faut
calmer et contrôler L’hystérie féminine a ses asiles..
Pour que certains
discours deviennent universels, d’autres doivent se taire.
[...]
Il y a dans cette quête (moderniste) de la fonction, en double fond, cette peur d’être l’autre, de
n’être qu’un accessoire, inutile, une tapisserie instrumentalisée par d’autres (qu’il est difficile de
nommer). Les critères du fonctionnalisme servent aussi à nous faire avaler des couleuvres, à accepter
cette société qui fonctionne, qui roule, qui avance. Ils nous abreuvent de mots avec des airs de
supériorité, des tons du bon savoir, des paroles fleuves surplombant le silencieux. Cet état du
fonctionnalisme dans l’État a tué tant d’êtres, jugés inutiles, privés de mots ou de fonctions, qui
vivaient au plus profond d’eux-mêmes la déchéance de leur vacuité, qui ont intégré comme un poison amer
et quotidien, leur inutilité. Que ces hommes ou ces femmes aient tenu un verre Duralex ou un verre de
cristal, la transparence fonctionnaliste
– aussi nécessaire à la société soit-elle –
est un critère
d’élimination (humain).
Les théoriciennes féministes – celles qui retiennent mon souffle – ont toujours tendance à s’attarder
sur le dysfonctionnement Une théoricienne féministe a peur de ne pas ajuster
la
focale appropriée, une autre viendra toujours lui pointer
les problèmes de réglages. Son analyse
ne peut être définitive.. Elles peinent, elles peinent à apprécier la beauté du cristal, et
plus généralement à faire apprécier les affaires liées à la Déesse Beauté. Elles taillent des prismes
visu-els déformants. Elles chahutent le Sublime. Advient toujours un « pet » où la netteté se brouille.
Par contre, il ne s’agit pas de dévaloriser le texte de Béatrice Warde – dont l’écriture et la
construction intellectuelle sont remarquables – mais de titiller les préceptes d’une certaine hégémonie
fonctionnaliste. Par ce texte, Warde prend une part active à l’histoire culturelle de l’humanité, mais
elle y dé-voile sa lutte contre le rejet de la beauté (le rejet de la page imprimée encadrée dira-t-elle)
pour l’utilité. [...] Ce texte témoigne d’une lutte souterraine (et séculaire) : comment ne pas être
rattrapé par ce fond décoratif, de cet état commun de trophée-femme-parure, de la trop grande prégnance
du formel ? Il s’agit d’épurer, de s’habiller de neutre, de prendre une voix forte mais sans chichi,
un
aspect classique pour que la force
intellectuelle du discours ne soit
pas trahie. [...]
Dans ce camaïeu
de transparence,
les égalités liées
au genre demeurent des équations
délicates à résoudre.
Au moins la vertu fonctionnaliste, nous rappelle
qu’il faut savoir rester à sa place.
Au début de son parcours, pour qu’on estime ses analyses sur la typographie sans préjugés, Béatrice
Warde use d’un subterfuge (commun) et présente son texte sous un pseudonyme masculin,
Paul Beaujon On peut noter la consonance française de son nom d’emprunt, lié à ses études sur les
caractères de Garamond et son travail sur Jean Jannon. « In the early years of the last Century
[Janon's types] were used as the basis for the many Garamond revivals then being issued, and it was
not until 1925 that monotype’s Beatrice Warde proved that they were in fact by Jean Jannon, with the
discovery of this 1621 specimen sheet » (Neil Macmillan, An A-Z of type designers, Yale
University Press, 2006, p. 113.). [...]
« Currer Bell, George Eliot, George Sand, toutes, victimes du conflit intérieur comme en témoignent
leurs écrits, cherchèrent en vain à se voiler en se servant d’un nom d’homme. Elles rendaient ainsi
hommage à cette convention qui, si elle n’a pas été créé par l’autre sexe, a du moins été si fortement
encouragée par lui (la plus grande gloire pour une femme est qu’on ne parle pas d’elle, disait Périclès
qui était, lui, un des hommes dont on parla le plus), que toute publicité les concernant est détestable.
L’anonymat court dans
leurs veines. Le désir d’être voilées
les possède encore » écrit
Virginia
Woolf Virginia Woolf, Une chambre à soi, p.76..
Depuis trop longtemps,
l’anonymat
court dans les veines des graphistEs.
« Même aujourd’hui, elles sont loin d’être aussi préoccupées que les hommes par le soin de leur propre
gloire et, en général, peuvent passer devant [...] un poteau indicateur sans éprouver
l’irrésistible
désir d’y graver
leur nom » Idem.. [...]
S’il faut encore préciser, la lutte avec la transparence n’est pas le fait de conquérir une notoriété
(publique), mais de construire une « œuvre », témoin d’expériences et régulièrement, pouvoir la
diffuser, d’avoir cette cette possibilité de laisser une trace, un vestige pour que d’autres
poursuivent, à leur tour, cette humanité qui se réalise et se pense.
Tout simplement, accéder,
ouvertement
et joyeusement, à la puissance existen-
tielle, d’être et d’agir. [...]
Dans les étapes successives de lisibilité, un(e) graphiste, un(e) typographe est un maillon dans la
chaîne de la connaissance et de la reconnais-
sance des voix singulières (ou oubliées,
qu’il faut sans
cesse réanimer). [...]
Prendre au pied de la lettre les impératifs de transparence peut s’avérer trompeur, notamment en croyant
ne pas y mettre d’ego (et je ne parle pas de l’ego des chantres du fonctionnalisme, mais de cet ego qui
est le point zéro de notre constitution d’être), s’en remettre à la transparence ce peut être faire le
moins de vagues visibles pour un maximum de profits (pécuniaires); ce peut être aussi le degré « service
minimum » de l’absence de travail en profondeur; ce peut être une façon de faire taire les autres
(en soi ou dans cette civilisation), de faire taire cette « confuse extériorité ». Tout effet ou
effort de transparence passe une partie de la
réalité, du lisible, non envisagée ou ignorée,
sous silence L’iceberg non contrôlable qui peut vous faire chavirer..
« L’imprimé a pour objet de transmettre des idées spécifiques et cohérentes » écrivait
Béatrice Warde. La cohérence, Virginia Woolf l’aiguisait et l’obscurcissait. Sa
clairvoyance et la manière dont ses textes continuent, à travers les décennies, à diffuser des
étincelles de survivance, à toutes celles et ceux qui dialoguent intérieurement avec le sombre, avec ce
qui demeure inconnu, opaque. La typographie sait se rendre invisible pour laisser crépiter la violence
et le tumulte d’un texte. Mais elle aura toujours une transparence marquée, imprimée. Certes, la
transparence typographique mise sur la pérennité et l’accès à des textes fondamentaux, mais elle n’est
qu’un agent de transmission partiel. Les typographes, les graphistes, metteurs en page de mots,
sculptent entre le noir et le blanc, des camaïeux de transparence, de clarté pour une humanité qui se
requalifie constamment. Ils participent, mais ils ne peuvent
pas se noyer dans l’illusion de la limpidité.
Travaillant à et sur l’ombre et la lumière,
un(e) graphiste dialogue
entre l’épure
de la
struc-
ture-
et
les
réalités
de l’altérité
Entre ce qui peut être lisible et ce qui est une demeure impossible du contenant
lisible..
Une graphiste aura à se frotter aux
impératifs et aux métaphores de la
transparence.
Cette édition a été conçue pour les 72es Rencontres internationales de Lure, lors d’un atelier dirigé par Julie Blanc à Césure (13, rue de Santeuil, 75005 Paris), les 24 et 25 juin 2024.
Elle est composée en HTML et CSS avec Paged.js (pagedjs.org), une librairie JavaScript libre et open source implémentant les spécifications CSS pour l’impression.
L’environnement de développement qui a été utilisé
lors de l’atelier est une adaptation de Padatrad, développé par Yann Trividic et adapté par Julie Blanc.
Merci à Vanina Pinter de nous avoir donné l’autorisation
d’utiliser son texte. Merci à Anna George Lopez pour la traduction de la plaque de Béatrice Warde en 4e de couverture.
Malgré nos efforts nous n’avons pas pu obtenir de réponse quant à l’utilisation du texte de Béatrice Warde. Si ses ayant-droits souhaitent réagir, nous les invitons à se faire connaître en contactant les Rencontres de Lure.
Ceci est une imprimerie
Carrefour de la civilisation
Refuge de tous les arts contre les ravages du temps
Armurerie de la vérité intrépide contre la rumeur bruissante
Trompette incessante du commerce
Depuis ce lieu, les mots s’envolent vers l’étranger
Et ne périssent pas contre les vagues du son
Et ne varient pas sous la main de l’écrivain
Mais sont gravés dans le temps après de rigoureuses corrections
Ami, tu es dans un lieu sacré:
Ceci est une imprimerie.
Beatrice L. Warde